(on finit toujours par en mourir)
hiver 2016
Place centrale
Attendre pendant des heures que la personne que vous voulez voir arriver daigne venir pour de bon, c'est la déchéance la plus totale, mais comment vous faites lorsque vous n'avez pas l'adresse de la personne concernée et que vous ne savez pas non plus si elle a un compte chronosrep (et que vous n'avez pas envie de chercher), et que vous ne connaissez personne qui pourrait la contacter pour vous et que vous n'avez même pas envie de voir cette personne mais qu'il faut alors vous faites tout pour ne pas la voir jusqu'à ce que l'énervement vous donne enfin envie de la voir apparaître pour mettre un terme à votre calvaire ?
Le pire, sans doute, est le fait que les passants, à force de vous voir squatter votre banc (qui n'était pas encore à vous il n'y a même pas une semaine mais dont vous avez désormais fait votre propriété incontestée), finissent par vous prendre pour un clodo. Il faut dire que lorsque vous ne prenez pas la peine de vous coiffer correctement (les peignes et Dimitri n'ont jamais été en de très bons termes), que votre façon de vous habiller est à mille lieux de ce que vos pairs bien nés aiment porter (comprendre : des tenues issues de l'aristocratie du début du XXe siècle russe et non des jeans et baskets rapiécés), et que votre air revêche et mordant intiment aux autres l'ordre de s'éloigner, on peut comprendre que certaines personnes sautent trop rapidement à ce type de conclusion. Vous ne penseriez jamais la même chose d'une jeune maman bien apprêtée venant soulager ses jambes sur ce même banc après sa balade quotidienne avec bébé, par exemple (quand bien même elle utilisait ce même banc depuis bien plus longtemps que vous, sans que personne ne songe à penser qu'il s'agisse du sien). Mais les gens sont bien prompts à imaginer le pire sur Dimitri, dans la mesure où celui-ci ne fait pas vraiment d'effort pour les détromper.
Lorsque son frère Ilya le verra, il aura bien du mal à retenir une grimace : par pure fainéantise, Dimitri a volontairement négligé de se laver les cheveux la veille, et ces derniers commencent à revêtir une pellicule grasse sans que cela gêne le jeune homme - de telles considérations ne sont bonnes que pour la gente féminine, après tout. Il n'a pas fait l'effort de s'habiller correctement et porte un jean élimé - à la dernière mode, mais il sait très bien qu'Ilya ne sera pas de cet avis - et vous savez quoi, il s'en fiche bien sûr. Lorsqu'il a commencé à se mettre à la recherche de son frère, il y a de cela cinq jours, Dimitri s'est d'abord dit qu'il ferait un effort vestimentaire pour ne pas heurter la sensibilité d'un homme qu'il sait très à cheval sur ce genre de choses. Cinq jours plus tard, à force d'attendre à proximité de là où il pense être le quartier général des opportunistes, le peu de patience qu'il possède a eu le temps de s'évaporer - et accessoirement, sa seule tenue "correcte" a fini au lavage, sans possibilité de la remplacer. Mais tout cela lui paraît bien secondaire en comparaison de l'énervement qui ne le quitte plus. À bout de patience, Dimitri se ronge les sangs et meurt à petit feu sur ce banc où il s'étale d'un regard vide. On n'entend que des soupirs agacés sortir de sa bouche, lorsqu'il retrouve brièvement l'usage de sa voix pour exprimer son mécontentement. Il est là, sur ce banc, la tête penchant vers sa poitrine, les bras en croix sur le dos de son banc, le torse prêt à glisser inexorablement vers le sol poussiéreux, les jambes écartées et pliées au niveau du genou, regard d'en bas, bouche vers le bas. Il ne dormira pas pour passer le temps, il ne regardera même pas son téléphone, non, il restera là pendant les quelques heures que son emploi du temps lui laisse libre, et à guetter du regard la personne qui le dégoûte le plus de lui. Il aurait le temps de réfléchir, mais Dimitri refuse de tomber dans ce piège-là : il passe plus de temps à essayer de fuir ses pensées que de les développer, et ainsi il s'épuise. Je ne penserai pas à cela. Je ne dois pas d'excuses à Ilya. Je ne me demande pas pourquoi je veux des explications. Ne pas s'interroger sur ses motivations, c'est bien quelque chose que Dimitri sait faire à la perfection quand il s'agit de son frère. Tout comme il ne peut pas reconnaître qu'il n'éprouve pas uniquement de la haine à son égard, mais aussi un peu d'amour fraternel et beaucoup d'admiration. Qu'il ne supporte pas le mépris dans lequel le place son frère, quand bien même il fait tout pour le mériter. Donc, ça ne plaît pas à Dimitri, cette façon dont leur précédente rencontre s'est déroulée. Il se sent le devoir d'y remédier.
Pour rappel : des excuses avortées, des paroles mystérieuses, de la colère, beaucoup de colère, et une séparation orageuse.
Mais même en fuyant ses pensées, Dimitri ne peut pas s'empêcher de se demander ce qu'Ilya a bien pu vouloir lui dire lorsqu'il a avoué l'avoir tué. Évidemment, ces mots prennent un sens tout particulier pour Dimitri, compte tenu de ce qu'il sait, mais Ilya ne devrait pas le savoir, et c'est justement ça le problème : Dimitri ne peut pas croire qu'il soit tombé dans les mêmes travers que lui. Pour être honnête, il continue encore à idéaliser Ilya et n'envisage pas un seul instant que ce dernier se soit mis dans la même situation que lui. Et pourquoi ferait-il ça ? Non, cela n'a pas de sens. Ne reste qu'une seule solution.
Le verbe « tuer » n'a pas le même sens pour Ilya que pour Dimitri.
Tuer peut prendre beaucoup de sens métaphoriquement, et notamment le fait d'empêcher quelqu'un de se développer correctement en se montrant surprotecteur et trop autoritaire avec lui : exactement ce qu'Ilya a fait avec lui. Dimitri croit - espère ? - qu'Ilya lui a enfin avoué qu'il a tout fait pour étouffer son frère, et que Dimitri a tout gâché en n'acceptant pas correctement ses excuses. Ces excuses, Dimitri les attend depuis des années : même s'il sait qu'il est souvent en tort, il sait aussi qu'il n'aurait jamais dérivé de la sorte si les attentes d'Ilya n'étaient pas trop hautes pour lui. Ce serait bien son genre de ne pas les voir lorsqu'elles arrivent enfin.
Bien sûr, si c'est le cas, Dimitri ne trouvera jamais le courage d'expliquer à Ilya le sens que « tuer » a pour lui - mais cela fait partie des rares mots capables de le faire frissonner. Lorsqu'il s'est dit qu'il présenterait ses excuses à son frère, pas un instant le fait de révéler les plus sombres aspects de sa personnalité n'est entré dans l'équation. Cela n'arriverait - si cela devait arriver - que des années plus tard, lorsque leur relation se serait calmée - si elle se calmait un jour -, et uniquement au moment où Dimitri serait certain qu'Ilya l'aimerait assez pour ne plus le juger sur cela. Dans tous les cas, la probabilité pour que cela arrive est faible - mais il se voyait tout de même se confier un jour quand même.
Quand il ne serait plus le même, par exemple.
Mais lorsque ses pensées prennent cette direction, cela l'énerve, et il s'empêche de réfléchir tout court. Il se traite d'idiot, par exemple, jusqu'à oublier la raison pour laquelle il a dû se traiter ainsi.
Tiens, mais ce n'est pas Ilya qui vient de passer devant lui ?
Dimitri ne se redresse pas sur le coup. Sa vigilance a baissé à cause de ses heures d'attente, à tel point que sa proie passe devant lui sans qu'il le voie. Ilya non plus ne l'a pas vu, ou alors il fait semblant ou a besoin lui aussi de temps de réagir. Peu importe. Lorsque Dimitri comprend ce qui se passe - avec quelques secondes de retard donc - il s'extraie brusquement de ce banc avec qui il faisait corps et chancelle un peu - à force d'être assis, il a perdu l'habitude d'être debout - et fait quelques pas hésitants vers Ilya. Des mots lui brûlent les lèvres. Ta gueule, Dimitri, si tu l'ouvres tu vas tout gâcher, attends qu'il te remarque putain. Mais il ne sait pas si son frère va finir par le remarquer. Il serait très inconfortable de le suivre comme son ombre par peur de devoir lui adresser la parole. Mais lui dire bonjour, c'est mission impossible, sa gêne va trop se sentir, parce que ça le gêne franchement de lui demander des explications - et puis, si Ilya apprend que ça fait cinq jours qu'il l'attend, qu'est-ce qu'il va en penser ? Si seulement il pouvait traiter Dimitri de stalker ! Ce serait infiniment plus agréable que tout ce qu'il pourrait penser d'autre.
Et à force de se poser des questions, Dimitri finit par craquer :
« Ah putain ! Mais c'est pas possible. »
Bien sûr, c'est à lui-même que s'adressent ces mots, mais Dimitri ne doute pas un instant qu'Ilya les aura entendus et les interprétera mal - comme toujours. À croire que toute conversation entre les deux Kovalevski était toujours destinée à dériver avant même d'avoir commencé. Foutue malédiction familiale.