À quelques pas de là, perçant pour les oreilles attentives le brouhaha cotonneux des conversations, la mer s'étalait en vagues langoureuses sur la plage de galets. C'est ce décor de rêve, à la douceur d'une carte postale, que les habitants d'Ocane contemplaient à longueur d'année, dans leurs petites maisons tournées vers le large, soigneusement alignées les unes à côté des autres. On avait beau habiter ensemble, on ne faisait que se croiser : les regards préféraient se gorger de bleu que de chaleur humaine.
Jusqu'à ce que les grillades de la mer et les cerfs-volants en papier ne rassemblent les habitants du quartier vert d'Ocane, qui célébraient à leur manière leur paisible cohabitation. On y croisait des enfants et des vieillards, tous plus ou moins édentés, de solides pêcheurs faisant rouler leurs muscles à la lumière du soleil, des maraîchères, paysannes des temps modernes en bottes en caoutchouc aux pieds et téléphone à la main, des artisans fatigués, mais fiers de leur travail, et une foule bigarrée de garde-champêtre, riche héritier, agent d'entretien, ramoneur et banquier qui se serraient la main comme s'ils se connaissaient. Et parmi eux, un Naga bien ennuyé, dont la principale préoccupation était de tenir à l'écart de sa chemise son gobelet en plastique.
Il ne pouvait pas reprocher à ses voisins, plus âgés et plus convaincus de la doctrine altermondialiste que lui, de ne pas réussir à l'intéresser davantage : ses propres préoccupations devaient leur paraître bien triviales. Mais ils se montraient toujours très aimables avec lui, prêts à lui venir en aide si besoin. La moindre des politesses était de rester un peu à leurs côtés, le temps nécessaire avant que Naga puisse s'éclipser en toute impunité. Son verre à moitié plein se réchauffait dans sa paume, mais il n'était pas plus intéressé à le vider qu'à changer de boisson. Les sodas, ce n'était vraiment pas sa tasse de thé.
« Oh, tiens, c'est Francis ! Allons lui dire bonjour ! »
Un autre groupe vint les aborder, sous prétexte de retrouver un Francis bedonnant qui levait son gobelet bien haut pour les accueillir. Le sourire de Naga s'élargit par politesse, avant de se figer : il venait de repérer quelqu'un avec qui il n'avait eu que peu de contacts ces derniers mois, et qu'il hésitait à considérer comme un homme. Naga avait heureusement l'habitude de ces déconfitures : il sut réagir avec suffisamment de tact pour lancer des salutations retenues au nouveau venu, avant de se détourner de lui, comme si de rien n'était. Naga se sentait très fier de la dignité avec laquelle il se comportait. Il se plongea distraitement dans la conversation.
Deux gobelets poussés vers lui lui firent reprendre contact avec la réalité : Francis et ses amis allaient chercher de quoi grignoter, ils demandaient à Naga se tenir leurs verres en attendant. Le jeune homme voulut de leur faire remarquer qu'ils pouvaient les poser n'importe où, plutôt que de l'embêter avec ça, mais il n'eut pas le temps de protester : ils étaient déjà partis. Pour son plus grand déplaisir, il se trouvait donc seul, avec plusieurs gobelets en plastique et un camarade déplaisant pour l'accompagner.
Le profond soupir qu'il voulait pousser resta coincé dans sa gorge, à l'étroit parmi tous les regrets et remords qu'il n'avait jamais eu l'occasion d'exprimer. Le moment était mal venu pour trahir tous ses efforts des mois passés. Sans la présence inquisitrice des voisins, Naga aurait trouvé une bonne excuse pour filer. Mais il se devait de faire bonne mesure.
« La pêche a été bonne, ces derniers temps, commenta-t-il avec désinvolture. Nous avons réservons les plus belles prises pour cette fête. J'espère qu'elles plairont aux gens. »