Lun 28 Mar 2016 - 19:20
A ne jamais montrer le bout de son nez, l'inévitable finit toujours par se produire. Tu aurais pu te douter que de te rendre dans un quartier que tu ne connais pas, limite les mains dans la poche, n'était pas une idée très intelligente. Toi qui te prétends si perspicace, tu manques un peu de jugeote dans certains aspects les plus pratiques de ton existence. Il faut dire que tu as perdu l'habitude de vagabonder à ta guise. La dernière fois que tu t'es permis cette déplorable habitude, on a fini par t'enlever, et tu n'as plus jamais revu ta famille - c'est un événement que tu considères comme suffisamment gênant pour refuser de le vivre à nouveau. Même si, honnêtement. Qui aurait envie de t'enlever, à Pallatine ? Il faudrait vraiment être stupide pour se débarraser d'un trublion comme toi, ce serait reconnaître que tu as raison de passer ton temps à dénoncer tout et n'importe quoi. Sur le plan argumentatif, ce serait presque idéal. Presque. Mais ça t'ennuierait de disparaître, soyons honnêtes.
Ici, tout se ressemble. A tes yeux d'intellectuels, du moins : tout est criard, tout hurle à la décadence et te rebute. Toutefois, tu es perdu, tu es forcé de le reconnaître. Physiquement perdu - mentalement, tes pensées sont en ordre, et tu n'as pas encore à l'ivresse de la peur, tu peux encore démontrer de façon rigoureuse que la limite hégelienne est duelle (cela dit, pas sûr que grand nombre te comprendront), preuve que tu es en pleine possession de tes moyens. Peut-être serait-il temps de relier corps et esprit, de retrouver l'unité originelle ; ou, pour simplifier pour le lecteur, de retrouver chemin.
Une enseigne t'attire plus que les autres, très certainement parce qu'elle est sur ta ligne ; tu marches en un certain endroit et à une certaine heure, tu suis une ligne qui te mènera à ton point d'arrivée quand bien même tu ne sais pas où il se trouve, et ton axe rencontre ce bar-là, et puisque le bar ne veut pas s'annuler, alors tu dois aller à sa rencontre. Un bar, à dix heures du matin, ça peut paraître un lieu de mauvais augure ; mais tu n'y crois pas, à ces présages superstitieux des esprits faibles, tu ne crois pas au hasard et tu pousses la porte, pour trouver l'endroit quasiment désert. En même temps, il est dix heures du matin, ce n'est même pas dit que l'endroit est ouvert. Mais la porte l'était, elle. Et tu ne veux pas prendre cela comme un signe car ce serait périlleux pour tes dialectiques, mais tout de même.
Il y a juste cet homme à la chevelure blanche. Seul, auréolé d'un halo de poussière au milieu d'une forêt de chaises qui pour la moitié sont retournées sur les tables - cela t'évoque l'hiver, et tu frissonnes dans la chaleur de l'intérieur. Il y a peut-être d'autres silhouettes, en fait, mais aucune n'a cette réalité, elles t'évoquent des fantômes formant des ombres sur les murs. C'est vers cet homme blanc que tu vas, c'est vers lui que se portent tes pas, et c'est vers lui que s'échappe ta voix :
« Excusez-moi de vous déranger, mais savez-vous comment partir d'ici ? »
Oui, même toi tu le sais. Il suffit de pousser la porte et de passer le seuil. Mais comme souvent avec toi, tes interrogations revêtent un sens plus profond, que même toi tu as du mal à percevoir. Tu veux parler de ce quartier où tu te sens prisonnier car tu n'es pas chez toi (et ces regards qui se posent sur toi comme s'ils te connaissaient t'angoissent) ; mais peut-être vas-tu plus loin, peut-être évoques-tu cette ville-prison, dont les barreaux sournois, invisibles à l'œil nu, rendent impossibles toute fuite.