qui ne s'aimaient pas beaucoup.
hiver 2016
Serrbelt
C'est en me réveillant le matin que je me sens le plus en paix - à la faveur de la brume du sommeil qui tarde à me quitter et qui me libère des chaînes qui m'appesantissent pendant la journée. Mais ce moment de grâce ne dure jamais - j'ai la gorge sèche, et déjà, je dois me lever, alors que le réveil n'a même pas encore sonné et que je n'ai pratiquement pas dormi de la nuit. Je me sens carrément comme une zombie, et je crois que j'en ai l'allure, ah mais ai-je seulement le choix ? Ce n'est pas comme si je pouvais être autre chose.
Quand je m'inspecte dans le miroir, je m'étonne presque de ne pas trouver mes yeux injectés de sang - mais je n'ai frappé personne, et pour être honnête, je suis plutôt heureux ces derniers jours. Je souris - oui, c'est parfait, je ne suis pas en train de me forcer, le sourire plisse naturellement la commissure de mes lèvres, je crois que je suis heureux. Je songe à la journée qui m'attend : je dois seulement m'enquérir de l'état de santé de mon premier malade et m'assurer qu'il reçoit correctement ses soins et ses médicaments, mais cette tâche n'est pas trop contraignante et devrait me prendre tout au plus une heure ou deux. Je suis un peu plus inquiet pour ma deuxième patiente, qui a finalement consenti à rentrer à l'hôpital après avoir refusé à de nombreuses reprises par manque de moyens, mais je me reprends bien vite - si la vieille avait écouté mes conseils dès le départ, elle ne serait pas un état si grave aujourd'hui. Ça doit être bien de pouvoir travailler dans un organisme officiel avec des tâches et des patients déterminés, mais je n'ai pas cette chance, alors je fais ce que je peux avec les vieux débris qui ne peuvent pas se payer une couverture santé décente. Le seul avantage, c'est que ça me libère une bonne partie de la journée, puisque mon troisième patient ne m'accueillera qu'en fin d'après-midi, pour sa piqûre - et je ne peux m'empêcher de sourire à cette pensée. Sans doute parce que je pense que je peux lui faire du mal mais que je ne le fais jamais ? Oui, ça doit être ça, impossible que ça puisse être autre chose.
Je suis toujours un peu furieux d'avoir dû me lever trop tôt, mais je pense que ma journée devrait bien se passer.
Mon premier réflexe est de me rendre sur chronosrep où, comme un camé, je parcours les pages qui m'intéressent avec avidité. Je suis tellement absorbé par ma tâche que j'en oublierais presque de prendre mon petit-déjeuner, alors je réchauffe rapidement un café de la veille et ouvre une boîte de petits gâteaux pour calmer la faim qui me dévore un peu l'estomac. Je manque de rire trop fort en lisant le récit d'un accident stupide dans le quartier des Altermondialistes, mais je ne veux pas déranger mon colocataire alors qu'il est peut-être en train de dormir. Mais je me suis repris à temps. Mon passage dans la salle de bain est le plus court possible, et quand je sors quelques minutes plus tard, il ne me reste plus qu'à récupérer mes affaires et à partir pour éviter d'être en retard.
Deux heures plus tard, je retrouve ma liberté.
Je saute presque les marches de l'immeuble où je me suis rendu, comme un gamin enthousiaste à la veille des vacances. Je suis vraiment vraiment heureux de ces heures de repos inespérées, même si mes pensées s'égarent un instant vers Madame qui doit désormais être installée dans sa chambre d'hôpital. Puis, cette pensée formulée, je me permets de pousser la porte d'entrée avec vivacité et de me faufiler dans la rue avant même que la porte n'ait le temps de claquer violemment - ce qui ne manquera pas d'arriver, j'en ai conscience, mais ce ne sont pas franchement mes affaires.
Je suis heureux.
Je n'ai rarement autant savouré ces quelques heures de liberté qui s'offrent à moi.
Je sais exactement ce à quoi je ressemble : je ne peux pas empêcher un sourire idiot s'installer sur mon visage et faire pétiller mes yeux, j'ai les mains dans les poches et un air à siffler sur le bout des lèvres, et même si je m'avance avec les épaules en avant, tel un délinquant de bas étage, je ne pense pas qu'on puisse me craindre en cet instant. Je me sens capable de garder mon calme, et peut-être même de rire si l'on faisait une plaisanterie à mes dépens - je suis de ces humeurs joyeuses qui me font apprécier la vie.
Je remonte lentement l'avenue principal de Serrbelt en espérant me rendre dans un coin plus agréable de Pallatine - probablement Spencer's, qui vient tout juste de changer de propriétaire, et dont j'ai bien envie de voir l'avenir. Malgré l'heure matinale, il y a déjà foule dans les rues, sans doute la conséquence de ce mois de mars trop doux qui donne envie de sortir. Parfois, mon regard s'arrête tendrement sur certains d'entre eux. Cette femme et son enfant, par exemple, qu'elle a sorti de sa poussette pour le consoler un peu - mais le gamin est vorace et refuse d'entendre raison. Mon sourire prend une teinte moqueur, et je me dis que jamais je ne ferais l'erreur d'avoir un gosse - putain, c'est quand même la plus grosse connerie qu'on peut faire dans sa vie, non ? Très fier de moi, je me détourne de la femme et je continue mon chemin.
La couleur changeante de son regard clair, que j'ai toujours envié, s'impose à moi avec tant de force que je m'arrête, hébété.
Je ne peux pas m'enfuir.