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.Quand rien ne suffit plus. [Naga]

Dim 23 Oct 2016 - 23:36
Je suis parti faire des courses, je reviens vite. Attends-moi pour dîner.
Le mot, anonyme quoique signé par l'évidence, inscrit sur l'ardoise noire à la craie blanche, n'avait pas bougé d'une poussière. Rectangle mobile où vous écriviez la liste des denrées et autres messages dépourvus d'importance, il trônait dans la cuisine, près des placards désormais vides, semblant te narguer de son cœur de pierre. Tu n'aurais jamais cru qu'au fil des jours, il pût finir par t'inspirer un tel dégoût. D'abord futile, tu y avais jeté un coup d'œil distrait au retour d'une sortie anodine, une fin d'après-midi d'août semblable à tant d'autres, sans t'imaginer la valeur du malentendu à venir ; vous n'aviez pas l'habitude de mettre les formes dans vos conversations et il n'y avait là aucune allusion à déchiffrer – Ange rentrerait bientôt, tu lui faisais confiance, tu n'avais pas à t'inquiéter. Pas à t'angoisser. À t'effrayer.
En dépit de l'agitation des dernières semaines, vous n'aviez pas eu à subir les conséquences directes des luttes de pouvoir puisque votre appartement ne se situait pas dans une zone à risques et, de fait, vous vous saviez à l'abri d'éventuelles échauffourées. Le quartier de Sharsfort, réputé pour être le plus paisible de toute Pallatine selon le cadre descriptif des lieux, n'avait guère failli à cette notoriété jusqu'à récemment et il aurait fallu davantage que de lointaines rixes entre bandits pour vous obliger à partir. Ce qui n'empêchait pas ton colocataire d'éviter de traîner dehors tard, investi d'un pressentiment que tu ne partageais qu'à moitié. Le caractère d'Ange ne se prêtait pas à la témérité, tu le savais, et si tu acceptais de te plier à quelques règles pour lui éviter de se ronger les sangs en secret – ou peut-être essayait-il juste de t'inculquer certains préceptes qu'un ancien gamin des rues comme toi avait peine à assimiler – tu les raillais volontiers dès qu'il tentait de t'en expliquer les mérites. Et vous vous disputiez souvent, sur ce sujet autant que sur d'autres. Il n'empêche, il avait probablement été le seul à faire l'effort de bâtir un endroit que tu avais pu, à la longue, appeler de nouveau une « maison ».
Et ce soir-là, il avait disparu.

Où, quand, comment, pourquoi, toutes ces questions ne t'étaient apparues que sur le tard. Pour excuse, tu ne compris pas tout de suite ce qui lui était arrivé, et te contentais sur l'instant de râler sur sa lenteur en te promettant de lui passer un savon lorsqu'il rentrerait pour t'avoir forcé à poireauter durant des heures – tu t'étais cuisiné une omelette aux pommes de terre sur les coups de minuit-dix puis t'étais couché, un étrange petit volatile perché sur l'épaule que tu ne remarquas même pas. Ce ne fut que le lendemain, découvrant que le jeune homme n'était pas revenu durant la nuit, que tu commenças à t'interroger. Tes appels restèrent pourtant lettre morte et tu songeas qu'il avait oublié de charger son téléphone – raison supplémentaire pour lui tirer les oreilles – avant de croiser un ami quelque part à l'angle d'une rue et d'aller dormir chez lui sur un coup de tête. Motif classique. Pourquoi n'avait-il pas pris le temps de te prévenir, dans ce cas ? Surtout que rien ne l'aurait empêché de déposer ses affaires et de repartir ensuite, plutôt que de se trimbaler ses grappes de tomates et ses haricots çà et là. Et au fur et à mesure de ces diverses incongruités, nées du système selon lequel la moindre de tes hypothèses s'inversait pour en faire émerger de nouvelles incohérences, la lumière déclina jusqu'à mourir dans le silence du salon. Tu fixais l'ardoise comme si elle te dissimulait la vérité, narquoise, tandis que l'oiseau, deux fois plus large que la veille, se mettait à peser sur tes cervicales.
Il y eut un soir, il y eut un matin.
Tu lui en voulais de te maintenir dans l'ignorance, de t'enfoncer dans l'incertitude chaque heure davantage ; de t'imposer le décompte des fantômes entre ces quatre murs trop larges. De te noyer dans une absence que tu n'expliquais pas et craignais trop de comprendre. Tu avais fui. Fui cet appartement morne où les fougères se languissaient de leur propriétaire, où nul mouvement n'agitait plus les rideaux, où plus une voix ne s'élevait, solitaire, pour t'indiquer qu'il était là, à parler tout seul comme d'habitude, unique orateur d'un soliloque sans spectateur. Tu avais fui ta propre compagnie, démesurément lourde, presque insupportable dans ces circonstances, trouvant refuge chez tes copains que tu t'empressais de quitter dès que tu sentais pointer leur suspicion – ils voyaient mieux que toi cette masse emplumée au-dessus de ton crâne, dont les serres s'étaient enfoncées de part et d'autre de ta carrure pour en racler l'ossature, et que tu distinguais mal à travers le reflet des glaces.

Il te fut impossible de dater le moment où tu fus incapable d'endurer ce vide plus longtemps. Cette seconde où, debout au terne milieu de ta piaule, dans la chaleur glaçante de l'été, tu avais pris conscience que tu ne reverrais plus Ange, qu'il t'avait menti, que tu te retrouvais de nouveau seul, abandonné par ce maladroit ersatz de famille et que, sans nul doute, c'était de ta faute. Loin d'envisager qu'il lui fût arrivé malheur, tu te jugeais responsable de cette séparation, toi l'enfant indésirable, le nuisible, celui dont on aspire secrètement à se défaire. Tu es maudit, c'est le piaf qui l'a dit, c'était prévisible après tout, et toi tu avais osé croire le contraire, eu la bêtise de penser que, nonobstant tes parents et le Vieux, quelqu'un t'accepterait à ses côtés et te considérerait avec une attention que l'on octroie d'ordinaire à sa fratrie. Certes, tu avais ta sœur, Nergüi, et tu arguais que votre inextricable relation te suffisait, mais Ange n'en possédait pas moins une valeur particulière à tes yeux d'adolescent désenchanté, pareil à la lueur diffuse d'un foyer sur les parois d'une caverne. Il avait beau t'énerver avec ses faux airs d'adulte, ses piètres éclats d'autorité et sa manie de vouloir te faire manger des brocolis, tu aurais presque aimé, encore une fois, rien qu'une seule, l'entendre t'ordonner de ranger ta chambre, rouspéter après les traces grisâtres que les roues de ton skate dessinent sur le parquet ou te rappeler qu'il est de bon ton de se laver au moins une fois par jour. Presque. Tu lui aurais presque pardonné sa fugue impromptue s'il avait franchi le seuil, là tout de suite, pour te crier de mettre tes fringues dans le lave-linge plutôt que de les jeter n'importe où et d'attendre qu'il les ramasse à ta place. Sauf qu'il ne s'était rien produit. Aucune entrée fracassante, aucun impératif domestique. Rien. Le silence, encore et toujours, bientôt lacéré par le croassement de la bête sur tes épaules, celle-là même qui te perfora le crâne à grand coup de détresse.
Tu contemples le saccage sans paraître t'en rendre compte. Des débris de poteries jonchent le sol, vestiges d'une collection de plantes aromatiques disposées sur un plan de travail ; du terreau s'est dispersé entre les pieds des chaises ; les racines à découvert d'un bouquet de basilic ou de persil se tordent parmi les feuillages broyés, les tiges rompues et les bourgeons écrasés ; un vase renversé dégoutte son contenu sur la surface de la table – des gerberas ou des dahlias ? Dans ta paume serrée, une bouture arrachée à son verre, une espèce méconnue de lierre que peut-être tu lui avais offert en guise d'excuse pour lui infliger ton sale caractère. Tu ne t'en souviens plus ; cela n'a plus d'importance. Face à toi, l'ardoise. Tu t'en empares d'un geste vif et la balances contre le mur où elle explose en myriades d'écailles, mille morceaux de solitude qui retombent dans un froissement d'aile. Ange ne reviendra pas. Et toi tu es livré à toi-même une nouvelle fois, en proie à une colère sans nom, à une rage sans échappatoire, triste à en oublier comment pleurer. Tu voudrais hurler, mais tu n'y parviens pas car ta gorge s'est déchirée sous les assauts d'un bec invisible. Ne témoignent de tes tourments que cette destruction qui t'est si familière, cet insondable gâchis dans lequel tu te vautres corps et âme, parce que tu ne sais pas t'exprimer autrement.
Mar 1 Nov 2016 - 11:38
Que faire lorsque l'ennui pointe le bout de son nez et que vous n'avez rien pour vous occuper ?
Certaines personnes décident de mettre ce temps à profit pour faire quelque chose d'utile mais désagréable : le ménage, par exemple, ou la vaisselle qui traîne depuis une semaine - chose qui n'arrivera jamais à Naga, puisqu'une petite fée du logis serait passée par là. D'autres se résignaient à perdre leur temps et à ne rien faire : ils traînaient sur internet ou bien se plaignaient de n'avoir rien à faire jusqu'au moment où le temps de l'ennui était passé. Pas franchement le tempérament de Naga.
Peut-être parce qu'il s'ennuyait trop souvent pour se permettre de perdre si bêtement son temps.
Lui, ce qu'il lui fallait, c'était de sortir. Prendre l'air était bon pour la santé et permettait de s'endormir plus facilement, mais une petite sortie offrait surtout la possibilité de rencontrer les autres. Une conversation inespérée était toujours agréable, et de ces rencontres imprévues naissait parfois l'occupation de toute une après-midi. Naga pouvait aussi dépenser son argent, trouver une satisfaction dans le pouvoir d'être consommateur exigeant. Mais - et peut-être cela paraîtrait-il terriblement bon genre - rien n'apportait autant de satisfaction que le sentiment d'être utile. D'avoir servi à quelque chose ou à quelqu'un, d'avoir fait quelque chose de nécessaire, bref, d'arrêter de se comporter comme une larve et de prendre sa vie en main.
C'est drôle, sa réflexion sur l'utilité survenait juste au moment où il entrait dans la rue où résidait Cameron. Par rapport à d'autres connaissances de la diaspora, Naga connaissait Cameron depuis assez peu de temps, mais il avait parfois l'impression que ce temps avait été largement suffisant pour qu'il en sache assez sur lui. Sa tendance à l'excessivité, voire la violence, avait tendance à inquiéter Naga, qui craignait de détourner les yeux de celui qu'il considérait comme une potentielle bombe à retardement. Peut-être parce que l'Inuit était plus jeune que le rouquin, mais encore trop peu âgé pour incarner l'adulte responsable capable de l'encadrer, Naga se sentait le devoir de parfois le rappeler à l'ordre. L'empêcher d'aller trop loin. Pour son bien.
Naga s'arrêta devant la façade pas altermondialiste pour un clou. Il n'était pas vraiment atteint d'hésitation : le doute n'avait pas sa place dans ses pensées. Naga se rendait simplement compte qu'il n'avait pas rendu visite à son jeune ami depuis un long moment, et l'idée de corriger cette négligence lui vint à l'esprit. Naga n'était pas timide lorsqu'il s'agissait d'aller rendre une visite imprévue à quelqu'un, et il aurait été stupide de s'arrêter alors qu'il se trouvait précisément devant chez lui. Naga ne croyait pas au destin, mais certains hasards étaient trop signifiants pour fermer les yeux dessus.
Avant même de frapper à la porte de l'appartement, Naga eut l'impression de sentir une espèce de tension étrange sortir de celui-ci. C'était ridicule : ce type d'ondes n'existait pas du tout et n'était que le reflet de ses propres sentiments, comme un hypallage qui aurait décidé de devenir réel. Mais il ne s'expliquait pas l'ambiance qu'il ressentait. Naga ne se sentait ni anxieux ni mal à l'aise. Pourquoi l'aurait-il été ? Cela n'empêchait pas Naga de sentir que quelque chose clochait...
C'était le silence, étrange, qui l'avait perturbé.
En toquant à la porte, Naga s'était soudain rendu compte qu'il n'entendait pas les voix joyeuses ou énervées de Cameron et de son colocataire. Ce silence pouvait bien entendu signifier leur absence, mais ce n'était pas l'impression qu'il avait. Il pouvait entendre une respiration derrière la porte, ou plutôt, il l'imaginait, car ses oreilles n'étaient pas assez fines pour entendre vraiment. Au fond, ça n'avait pas vraiment d'importance, car Naga savait au plus profond de son être que Cameron était là. Il devait simplement être un peu malade, ce qui expliquait son calme habituel.
Naga se mit à tambouriner plus fort à la porte, sans s'arrêter, et ce toquement faisait un sacré boucan qui ne manquerait pas d'embêter les voisins. Naga n'attendit qu'une petite seconde avant de se mettre à crier :

« Hey, Cam, ouvre ou je défonce ta porte. C'est pas comme ça qu'on traite les invités. »

C'était un peu injuste de le traiter ainsi, puisque Naga ne lui avait même pas laissé le temps de réagir, mais il savait qu'il fallait parfois se montrer dur avec Cameron, sinon, l'adolescent n'en faisait qu'à sa tête. Et s'il avait un rhume, il avait peut-être les oreilles bouchées, parler fort avait donc tout son sens.
Lun 7 Nov 2016 - 22:04
Désolation. On croirait ce mot inventé pour toi. Tu es désolant, Cam, tu désoles tout et tout le monde, et jamais une étymologie n’a plus convenu à ta nature que celle-ci, laisser seul, abandonner, tellement vrai que cela en devient risible – à en perdre son latin. L’état de la pièce en atteste ; là où tu exploses, il ne reste que toi et des ruines, toi seul, entier et cependant craquelé de partout, à l’image de cette ardoise dont tu sembles soudain découvrir l’existence, en miettes à quelques pas de là, navrée. Lentement, perdu dans un état second, tu t’en approches, t’accroupis et jette ta main à la recherche des débris sans savoir ce que tu en feras une fois amoncelés dans tes paumes, hormis t’égratigner les chairs sur les bords tranchants. À coup sûr, Ange t’aurait engueulé pour ce carnage. Il se serait arraché les cheveux avant de te foutre à la porte à grands renforts de jurons, t’aurait agoni d’injures aussi fleuries qu’un buisson de bégonias – ses plantes chéries, dévastées par ton insensibilité – et n’aurait eu aucun scrupule à t’apprendre le remords en te faisant coucher dehors, comme le méritent les vauriens de ton espèce. Oui, sans doute aurait-il voulu t’étrangler ou te pendre par les pieds en guise de punition, mais tu ne crains plus rien à présent puisqu’il n’est plus là, tu ne redoutes plus ni ses colères ni ses blâmes puisqu’il n’aura plus l’occasion de te les infliger. Tes excès eux-mêmes sont devenus vains, car il n’y a personne pour ne pas les supporter. Tu es seul, parfaitement seul, avec ta rage pour unique langage.
Du moins te croyais-tu seul, jusqu’à ce que de brusques bruits ne te donnent tort.
Quelqu’un toquait à la porte ; d’abord des heurts légers, de souples impacts, puis plus forts, plus brutaux, un martèlement presque effrayant tant il paraissait ne plus vouloir s’arrêter ; et chaque frappe te crispait davantage, résonnait à tes tympans et se répercutait le long de ton échine en de brefs frissons, un rythme anxiogène, bam bam bam, en écho aux propres battements de ton cœur. Qui pouvait donc s’imposer de cette manière, sans aucune gêne ni discrétion ? Qui était capable de s’annoncer de la sorte, quel roi barbare réclamant à cor et à cri l’ouverture du pont-levis ? Si tout de suite ton esprit s’était imaginé le retour de ton colocataire, la réalité avait eu tôt fait de balayer cette hypothèse ; pourquoi en effet aurait-il tambouriné à son appartement, alors qu’il était évident qu’il en possédait la clef ? Cette démonstration de force n’était pas son genre, de surcroît, quand bien même il aurait pu vouloir te prévenir de son arrivée imminente, un compte à rebours version express avant d’entrer en trombe dans le logis et de s’épouvanter du désordre. L’éclat de voix qui suivit acheva par ailleurs de ruiner tes illusions – apostrophe violente qui te fit sursauter.

De tous les gens que tu connaissais ou que tu ne connaissais pas, Naga occupait une place spéciale au sein de ton Panthéon. Pas que tu n'aies eu souvent l'occasion de le fréquenter, cependant, mais il appartenait sans nul doute à cette catégorie de personnes que tu n'avais pas eu besoin de côtoyer longtemps pour prendre conscience de quelques-unes de ses qualités intrinsèques. À commencer par celle qui te commandait d'éviter de le mettre en rogne ou de lui chercher querelle, car s'il ne te retournait pas le cerveau comme une crêpe en deux coups de cuillères à mots – même si la question ne se pose pas, tu as toujours préféré les gaufres – il serait tout aussi bien capable de te retourner le poignet. Et ce serait un peu plus douloureux. Tu n'as pas à t'y risquer pour le savoir ; tu le sens d'instinct. Ce n'est pas comme si tu le détestais, pourtant. Pour certains, il forge le respect et force l'admiration, or, si ce n'est pas guère ton cas, tu ne peux nier l'effet qu'inflige sa simple aura à ton attitude. Comme une hyène devant un lion.
Contrarié, tu te redresses pour aller lui ouvrir d'un pas traînant.
Toute ton humeur filtre dans ta manière d'abaisser le loquet, brutale, avant de s'exprimer à travers le regard noir que tu lui jettes. Tu ne veux pas le voir. Tu ne veux voir personne. Pourquoi lui est là et pas Ange ? Pourquoi des deux, c'est lui qui est resté ? Lui qui reste. Qui n'est pas parti. Qui ne t'a pas abandonné. Et qui se tient à cet instant devant toi, emplissant l'espace jusqu'à lors démesurément vide. Une étincelle de gratitude vacille au fond d'un brasier de colère, trop infime pour que tu la remarques. Et tes doigts se crispent un peu plus sur le montant de la porte tandis que ton autre main, couverte de terre, de bouillie de feuilles et de poussière d'ardoise, trouve refuge dans la poche arrière de ton short. Posture faussement nonchalante dans l'embrasure. Tu maugrées un :
« Tu s'rais pas cap de défoncer la porte » à la fois agacé et presque frondeur. « Qu'est-ce tu veux ? »
Rien de bon, si tu suis ton propre avis. Il ne faut surtout pas qu'il rentre, et néanmoins tu ne peux lui fermer la porte au nez sans te trahir toi-même – il lui suffirait de glisser un pied à l'intérieur pour te retrouver piégé. Voilà typiquement ce que tu n'apprécies pas chez lui : cette propension qu'il a à te couper toute retraite avant même que tu n'envisages la fuite. Un garde-fou trop entraîné. Une parfaite sentinelle.
S'il a décidé d'entrer, il entrera.
Dim 20 Nov 2016 - 14:33
Il n'avait pas fallu longtemps à Naga pour comprendre que quelque chose n'allait pas.
Juste un regard.
Et cela avait suffi.
Physiquement, Cameron n'avait pas vraiment changé depuis la dernière fois qu'il l'avait vu. Toujours cette petite taille qu'il dépasserait peut-être quand il aurait fini sa croissance. Toujours ses cheveux roux sauvages qui ne semblaient pas pouvoir être domptés. Toujours cet aspect débraillé, à mille lieues des tenues impeccables de Naga. Nul doute possible, c'était bien Cameron qui se tenait devant lui. Même sa façon de parler, un peu rapide, de délinquant le désignait comme tel. Cameron n'avait donc pas changé en surface.
Mais il aurait fallu ne pas le connaître, voire être aveugle, pour constater que quelque chose clochait chez lui. Un regard noir et une posture presque agressive en guise d'accueil, comme s'il n'avait pas envie de le voir. Naga avait-il encore fait quelque chose ? Il avait l'impression que les gens, ou du moins certaines personnes un peu trop fragiles, passaient leur temps à lui en vouloir ou à lui reprocher quelque chose. C'est pourquoi sa culpabilité fut l'hypothèse qui le frappa de plein fouet lorsqu'il constata la froideur de Cameron à son égard. Naga ne savait pas de quoi il était coupable, mais il le découvrirait et s'excuserait s'il le pouvait. Il n'avait pas envie d'être détesté d'une personne qu'il appréciait.
Cependant, analyser la situation uniquement à partir de ce que Naga voyait n'était pas suffisant. L'intuition, qui l'avait vraisemblablement poussé à rendre visite à son jeune ami, lui soufflait que quelque chose de plus grave qu'un grief imaginaire à son égard se déroulait. S'il avait dû décrire Cameron, Naga l'aurait trouvé malheureux et désemparé, dépassé par une situation qui le mettait mal à l'aise et le rendait impuissant. Pas besoin de signes clairs pour l'affirmer : Naga le savait, c'était tout. Il était arrivé quelque chose à Cameron, quelque chose qui avait altéré son insouciance habituelle et qu'il essayait de cacher en adoptant une attitude nonchalante qui ne trompait personne. Naga hésitait. Il savait qu'il n'était pas la personne idéale pour gérer ce genre de problèmes. En général, c'était lui qui blessait les autres, et il était d'une nullité absolue pour réconforter. Cameron méritait de tomber sur mieux que lui en ce moment, c'était clair. Mais il ne pouvait pas le laisser tomber comme ça. Fermer les yeux maintenant sur sa détresse serait vraiment indigne de sa part. Au final, ça l'arrangeait un peu si Cameron simulait qu'il allait bien. La situation aurait été pire s'il s'était effondré. Il y avait sans doute quelque chose que Naga pouvait faire.
Pour commencer, éviter de lui montrer en retour l'inquiétude que Cameron suscitait en lui, même si elle devait paraître évidente, puisque Naga n'avait pu empêcher un air surpris puis préoccupé prendre possession des traits de son visage. Il se força à reprendre une expression neutre et à rebondir sur ce qu'avait dit le jeune homme :

« Tu as raison, ce serait dérangeant pour toi de ne plus avoir de porte. Je passais simplement te voir, parce qu'une petite voix m'a dit que ça faisait un bail qu'on ne s'était pas vus. Tu me laisses entrer ? »

Naga s'avança, se plaçant face à l'angle de porte que ne comblait pas Cameron, comme pour lui forcer la main. Avec ses quinze centimètres de plus, Naga avait de quoi l'impressionner - même s'il prouverait par la suite qu'il était en fait assez faible en combat. De là où il se trouvait, Naga avait une vue plongeante sur Cameron, idéale pour constater la position respective de ses deux mains, comme s'il cachait quelque chose. Mais il avait également un petit aperçu de l'appartement, qui était... plutôt en désordre. Naga fronça les sourcils. Il savait que la nature de Cameron le poussait à être désordonné, mais il lui semblait qu'il avait un colocataire qui contrôlait ce mauvais penchant. Sachant l'état dans lequel Cameron se trouvait, quelque chose de louche se tramait.

« Qu'est-ce qui se passe, Cam ? C'est quoi ce bordel, là ? Tu t'es fait attaquer ? Il t'est arrivé quelque chose ? »

Difficile de contrôler ses émotions à cet instant précis. Une partie de Naga se retenait de crier, alors que sa voix se teintait de reproches, comme s'il y avait quelque chose à reprocher. Mais une autre partie de lui, bien plus forte, laissait éclater toute son inquiétude et cassait le ton ferme de sa voix. On ne savait pas trop si Naga criait sur Cameron ou s'il le suppliait de lui expliquer la situation. Naga lui-même ne le savait pas trop. Il avait l'impression de réagir avec trop de vigueur, de se laisser emporter par des sentiments qu'il n'aurait pas dû ressentir. Mais il était dans ce moment angoissant où l'on découvre que quelque chose ne va pas, sans qu'on sache quoi, et qu'on puisse imaginer le pire. Tout pouvait arriver, du simple cambriolage à la mort d'un proche - Naga pensait instinctivement à la sœur de Cameron, une certaine Nergui tout sauf commode. Il n'avait pas encore envisagé la disparition d'un colocataire qu'il n'avait fait que croiser...
Ven 25 Nov 2016 - 21:08
Tu t’es souvent mépris sur les intentions de Naga.
Peut-être parce que tu n’as jamais su voir en lui autre chose qu’un adulte, une falaise insensible au fracas de tes vagues en contrebas, une sorte de muraille contre laquelle ton vent furieux soufflerait en vain. Peut-être parce que dans ton imaginaire, tous deux handicapés de l’empathie, vous ne partageriez jamais davantage qu’une relation émaillée de prudence, un rapport de forces assez grossier, à la manière d’un pas de deux malmené, guère plus qu’une impossible tentative d’apprivoisement. Et pourtant. Malgré l’irritation qui t’avait envahi depuis qu’il avait frappé à ta porte, malgré la chape d’agacement appréhensif qui t’avait recouvert dès qu’il était apparu dans ton espace vital, sa déclaration te troubla. Te surprit et te remua. Qu’il eût pu ressentir l’envie de te voir – lubie totalement saugrenue, primesautière, que sans doute personne de sensé n’aurait éprouvé en aucun cas, hormis ta chère sœur – et tu le regardais sans comprendre, à demi hébété qu’il se montrât aussi franc, aussi ordinaire que s’il était venu livrer une pizza. Tu ne t’y attendais pas. Tu n’aurais pu t’y attendre ; rien dans ton vécu, rien dans ton passé ne justifiait que quelqu’un te témoignât de l’affection, même succincte, même inappropriée. Surtout de la part d’un adulte, de surcroît. Surtout de la part de Naga, en vérité.  
Tu avais reculé, imperceptiblement, sans cesser de le transpercer du regard, en réaction à sa légère approche ; réflexe animal, la méfiance orgueilleuse, sans pouvoir te décider sur le bien fondé de le laisser s’introduire dans ta minable tanière. En d’autres circonstances, elle n’aurait cependant pas eu à rougir de la présence de l’Inuit entre ses murs – Ange mettait toujours un point d’honneur à ce que votre foyer fût agréable, accueillant et confortable pour vous autant que pour l’invité de passage ; et toi, tu avais mis un point d’honneur à en saccager l’aura discrète, à en martyriser la douillette apparence. Vandale en ton territoire. C’était là l’unique motif de ton hésitation : quelle serait l’attitude de ton aîné en découvrant l’état dans lequel tu avais plongé l’appartement ? Car l’ouragan dans la cuisine n’était qu’un extrait du réel ; plus loin, dans le salon et jusque dans ta chambre, trônaient les ruines éloquentes de ton désarroi – un spectacle dérisoire, un tableau misérable qu’il ne manquerait pas de dénigrer. Tu ne t’imaginais donc pas qu’il pût réagir ainsi. Exprimer tout à coup tant de préoccupation. Paraître ravaler une engueulade, mais par anxiété et non par reproche. Dévoiler soudain dans son ton, dans son regard, une telle inquiétude, brute, spontanée, sincère.    
Tu t’es encore mépris sur les intentions de Naga.

Ton fourvoiement ne t’empêche toutefois pas de te cabrer, au contraire. L’inattendu souci de ton interlocuteur, plutôt que d’insuffler en toi un réconfort reconnaissant, avive ton embarras et te pousse à biaiser, à mentir – une fois n’est pas coutume, n’est-ce pas – tandis qu’une moue confuse accompagne ta dérobade.
« Rien, t’occupe. Il s’est rien passé. »
Absolument rien. Le vide intersidéral, pour ainsi dire. Mais le bruit de rocaille sur ta langue atteste ton sentiment profond ; impossible de le camoufler, de ne pas le transcrire dans le pli douloureux de tes lèvres, dans la crispation de tes phalanges, dans l’empressement que tu as à te libérer du seuil pour retourner dans les entrailles du logis tout en feignant le naturel. Toutes tes pensées s’exportent sur toi, Cameron, elles nichent dans le moindre creux de tes os, se lovent sous chaque centimètre d’épiderme, habitent l’ensemble de tes gestes jusqu’à ta démarche. Il faudrait être aveugle pour ne pas le remarquer – et même la plus opaque des visions parviendrait à lire à travers.
« Vas-y, rentre » lances-tu finalement à Naga par-dessus ton épaule, empreint de dépit et de crainte mêlés, incertain de ce qu’il pourrait dire s’il venait à découvrir tes exploits domestiques. À l’entendre, il avait cependant l’ouïe de s’affoler, mais sa bile ne risquerait-t-elle pas de tourner au vinaigre en constatant les dégâts ? Bah. C’est un peu tard pour s’en soucier. Tout au mieux peux-tu fermer la porte menant à la cuisine en passant devant, histoire d’en dissimuler le chaos, puis le conduire à la pièce principale, moins ravagée quoique autant en désordre. L’étoffe censée orner le canapé lèche le sol ; sur la table basse trône un skate renversé au milieu d'emballages divers à demi-entamés, de mouchoirs couverts de cambouis, d'une pince et d'autres ustensiles d'entretien ; les fougères tirent la tronche dans leur pot, rescapées mais assoiffées ; tu jettes dans la terre un verre plein de limonade tiédasse, privée de ses bulles après avoir traîné trois jours à l'air libre. D’un bond, tu grimpes ensuite t’installer sur le dossier du divan, les pieds sur l’accoudoir, sans logique apparente, cependant tu es incapable de tenir la position plus d'une seconde, comme assis sur une termitière, et sautes à côté pour te retrouver debout contre la fenêtre, donnant l'impression que tu ne faisais que traverser. Que tu t'éloignes de lui au maximum.
« Fais comme chez toi. J'allais ranger quand t'es arrivé. »
Aucune chance qu'il te croie, il te connaît trop bien sur ce point. Mais c'est toujours préférable à ce qu'il t'inonde de questions sur Diable sait quel cambriolage. Il peut même te blâmer pour ta négligence, tu t'en fous. Tu supporterais n'importe quoi, tant qu'il ne te parle pas de cette angélique absence.
Sam 3 Déc 2016 - 17:38
Pourquoi fallait-il que les gens, instinctivement, répondent que tout allait bien, alors que manifestement, ce n'était pas le cas ?
Naga ne savait pas qui Cameron essayait de tromper en niant avoir des problèmes, mais une chose était sûre, il était tout sauf convaincant. On avait beau se targuer de se connaître parfaitement soi-même, il y avait bien quelque chose sur quoi on n'avait aucune prise et que même on pouvait difficilement comprendre : la façon dont les autres nous interprétaient, nous lisaient. Naga en savait quelque chose : non seulement sa lecture des autres était souvent lacunaire, et donc biaisé, mais en plus, celles que les autres avaient sur lui était fausse, et il était le premier à s'en rendre compte. Il ne savait pas comment les autres faisaient pour parvenir à une fausse interprétation et pouvait difficilement essayer de modifier leurs réactions en s'adaptant à leurs idées. Cameron faisait la même erreur : croire que Naga ne s'arrêtait qu'à ses paroles et n'observait le reste de son attitude pour se faire une idée.
Mais Cameron n'avait pas besoin du regard sceptique de Naga pour se mettre à parler. L'envie de raconter ce qui s'était passé et de parler pour essayer d'épancher sa souffrance était assez forte pour être visible. Si Naga se montrait trop sec, Cameron se renfermerait sur lui-même et n'accepterait pas de lui. Quel genre d'ami serait-il s'il provoquait une telle réaction chez son camarade ? Car Naga ne doutait pas que, d'une façon ou d'une autre, Cameron et lui étaient amis. Peut-être pas les meilleurs amis du monde, peut-être pas les personnes les plus proches du monde, mais deux jeunes gens qui étaient capables de s'entendre un minimum. Il voulait en tout cas que Cameron y croit aussi, qu'il lui fasse confiance, et qu'il lui dise tout, sans craindre de se faire juger, sans craindre de l'altérité de l'autre.
Finalement, Cameron céda - en partie. Il invita Naga à entrer. L'Inuit le remercia, et découvrit le véritable état de l'appartement. Ce n'était pas le désordre qui suit le cambriolage : le sol était dégoûtant, la table était dégoûtante, le canapé était mal fait, mais les tiroirs semblaient bien fermés, les bibelots en place, il y avait un ordre sous-entendant tout cela, c'était évident. En revanche, le désordre provenait de l'état de négligence dans lequel Cameron devait vivre depuis un certain temps, quelques jours peut-être, ce qui amena Naga à se demander si le garçon avait pris sa douche, ou s'il s'était complètement laissé partir à la dérive. Difficile à dire avec l'odeur des boissons qui doivent se trouver là depuis quelques heures, et il y avait probablement d'autres effluves que Naga ne parvenait pas à reconnaître, mais qui étaient bien présents. La grimace que fit l'Inuit fut assez éloquente : sans être un maniaque du désordre, il n'appréciait pas du tout cet environnement sale et négligé où il devait faire attention à chaque pas, par peur de mettre le pied sur une dégoulinante surprise qui ne manquerait pas de tacher irrémédiablement ses chaussures. Cameron affirma qu'il allait ranger au moment où Naga était arrivé, mais vu la façon dont il s'était occupé du verre de limonade, il doutait que telle était bien son intention initiale.

« Mh-mh. » répondit Naga en essayant de trouver un endroit un peu propre pour s'asseoir.

En vérité, ce n'était pas aussi compliqué que Naga le pensait : tout l'appartement n'était pas recouvert d'une substance visqueuse qui risquait de coller s'il la touchait, mais il se comportait comme si c'était le cas. Cameron, qui avait rejoint le divan quelques secondes plus tôt, s'était précipité à la fenêtre. Logiquement, Naga prit place sur le divan, en prenant soin de retirer complètement le bout de tissu qui le retrouvait - sans doute parce que c'était l'endroit le plus propre de toute la demeure.

« Donc... » commença Naga avant de s'interrompre.

Il comprenait bien que Cameron n'allait pas tout lui révéler sans qu'on lui force un peu la main. Mais que pouvait-il dire qui ne passât pour un reproche ? Demander pourquoi l'appartement était dans cet état revenait à lui reprocher de ne pas avoir pris la peine de s'en occuper. Et pouvait-il vraiment faire ce reproche, alors que lui-même ne faisait aucun effort pour ranger, laissant cette tâche ingrate à un colocataire dont il profitait largement ? Cela ne semblait pas du tout adapté. Alors Naga réfléchissait.
Pour une fois, il ne voulait pas faire d'erreur.
Le silence commençait à devenir pesant pour lui. Naga avait l'impression que s'il tardait trop à reprendre la parole, il perdrait définitivement son souffle, et qu'il ne pourrait plus jamais s'exprimer. Un sentiment d'urgence montait en lui, le faisait gesticuler - il recroisait pour la deuxième fois les jambes, toutes les positions lui paraissaient très inconfortables. Il ne savait pas quoi faire.

« Alors... reprit-il d'un ton hésitant. Ça fait longtemps... que tu n'as pas rangé ? »

Cela paraissait être la meilleure chose à dire à cet instant. Une goutte de sueur coula sur la tempe de Naga. Il n'aurait pas cru que mesurer ses paroles pour ne pas blesser les autres puisse être aussi fatiguant. Et stressant. Il sentait son cœur tambouriner comme s'il devait passer un examen.
Il n'aimait pas cette sensation. Mais il ne pouvait pas non plus sauter d'étapes, tant que Cameron n'était pas prêt à parler.
Lun 12 Déc 2016 - 16:46
À travers la vitre, à la périphérie de ta vision, tu peux distinguer une griffure d'azur entre les nuages, de celles qui donnent l'envie de se jeter au dehors pour profiter du temps clément. Ou sans doute est-ce pour t'échapper de cet intérieur étroit, dans lequel tu te sens mal à l'aise du fait de la présence de Naga, et tu inventerais n'importe quel prétexte pour t'extirper de ta posture, pour lui fausser compagnie et retrouver la solitude qui t'horrifie tant. Petit paradoxe stupide que tu es. L'Inuit ne pense pas à mal en te rendant visite – c'est même plutôt l'inverse. Certes, son intention demeure égoïste et polémique, or il n'empêche qu'il réside une affection certaine dans son acte, une affection que tu es capable de percevoir en dépit de son propre embarras, de ton propre inconfort. C'est bizarre. Tu n'es guère habitué à ce que l'on te démontre une quelconque sympathie, cependant ce n'est pas le sentiment du jeune homme qui t'étonne le plus, mais son attitude. Il semble ne pas savoir où se mettre – et tu es à mille lieues d'imaginer que cela soit simplement dû au désordre dans lequel tu vis – ne pas savoir par où commencer la discussion. Car conversation il y aura, bien entendu, tu pourras l'esquiver. Tandis que ton invité s'installe, tu tentes de te rappeler les règles fondamentales de la politesse, ou tout du moins le strict minimum du savoir-vivre lorsque l'on reçoit à domicile.  Manque de bol, cette éducation manque à ton encyclopédie, entre autres petit précis de courtoisie et manuel de galanterie à l'usage des ados. Pour l'accueil, on repassera.
Longtemps, ton regard se perd à l'extérieur. Tu ne veux donner l'impression de le fuir, de te cacher, sauf que ton mutisme en dit long. Les phrases se mélangent entre les parois de ton crâne, elles forment de vastes boucles dont tu perds le fil et où les prétextes se confondent avec les feintes, les aveux avec les oublis ; dans ce silence propice à la réflexion, tu te demandes si, au fond, tu ne devrais pas lui faire part de la vérité. Non pas de ton inquiétude – défense de la révéler – mais au moins de l'absence d'Ange. C'était aussi un Altermondialiste, après tout. C'était. C'est toujours. L'imparfait t'arrache un frisson que tu dissimules en faisant mine d'observer tes pieds. De temps à autre, tu lèves tes iris sévères sur l'individu assis dans le canapé, le jugeant toutefois avec moins de méfiance qu'auparavant. Dis-lui, te souffle le moineau perché sur ton épaule, et qu'un brusque hurlement de vautour chasse sans vergogne. Tu ne sais pas. Si Sidney était là, elle saurait te conseiller. Au moins réussirait-elle, grâce à ces signaux subtils que tu ne parviens pas toujours à interpréter, à influencer ta marche à suivre. Mais tu es seul à cet instant, seul avec cet énorme nœud d'ardoise coincé dans le gosier, et la présence de Naga ne fait que renforcer la difficulté que tu as à l'extraire. L'effort pour desceller tes lèvres te paraît insurmontable, jusqu'à ce que tu y parviennes.
Ton élan retombe avec l'interrogation.

Ça ressemble à un reproche. Ça en a le goût, l'odeur, et pourtant ce n'en est pas un. Tu n'y distingues pas l'intonation ordinaire, la discrète inclinaison de la voix, son âpreté sous-jacente. Naga ne cherche pas à te blâmer ; il te pose une question avec un naturel presque déconcertant, et pour toi qui te tenais prêt à réceptionner l'attaque, aussi farouche qu'un jeune chat pouilleux, tu ne trouves que la vérité à lui renvoyer. La surprise et la déception en travers du visage.
« J'sais pas... P'tet dix jours, pourquoi ? C'pas si sale, non ? »
Tu voudrais qu'il t'aide. Que ce ne soit pas à toi de te jeter à l'eau, mais qu'il t'y accompagne. Qu'il t'y pousse, même, ce serait mieux que rien ; tu n'oses pas, juché sur le promontoire, à observer les remous du fleuve au-dessous de toi. Tu ne sais pas nager – ce n'est pas pour rien que cette image est aussi criante – et ne souhaites pas qu'il te l'apprenne. Seulement à sauter. Ce sera suffisant. Pour le reste, tu te débrouilles ; tu grogneras, tu t'agiteras, tu pataugeras tant bien que mal jusqu'à rattraper la berge, mais au moins tu y seras allé. Tu ne te retrouveras pas ce soir, sec du dehors comme du dedans, avec ces mêmes rochers à l'intérieur de la gorge, ceux-là précisément qui t'empêchent de te lancer, de t'exprimer. Tu voudrais. Mais tu es incapable de lui demander.

Alors à la place tu agrippes la perche qu'il vient de te tendre pour t'éloigner du bord, à son insu peut-être, tu en serres la solidité rassurante, la stabilité – elle ne disparaîtra pas, elle. Tu peux t'en assurer, même s'il faudrait pour cela Naga ne s'arrête pas de parler, qu'il comble à ta place la conversation que tu daignes lui proposer par morceaux, encore remué par ces soudains changements d'environnement. D'un seul coup d'œil, tu happes le possible objet de son mécontentement ; à tes yeux il n'y a guère plus de désordre ici que dans la seule chambre de Shawn, néanmoins les mœurs de tes potes sont de toute manière des excuses irrecevables auprès des adultes. Et c'est moche d'en référer à tes amis pour te sortir d'une situation dans laquelle tu t'es fourré en solitaire. La propreté est une notion trop relative pour que tu y comprennes quoi que ce soit. En revanche, cela te rappelle à tes devoirs d'hôte, et l'idée qui te traverse tout à coup l'esprit semble assez appropriée pour que tu la partages. Une réminiscence de fougère, peut-être.
« Tu veux boire un truc ? Y a... »
Pause réflexive. Tu ne te rappelles plus ce que contient encore ou non le frigidaire. Étant donné que tu y as pioché durant une semaine de façon aléatoire, et qu'il n'était déjà guère rempli le jour même de la disparition d'Ange, il est probable que tu ne puisses proposer à ton aîné que de l'eau, de l'eau et, par cette existence fastueuse qui te caractérise, de l'eau. Avec une rondelle d'échalote pour l'agrément. Hormis ces mets de roi, la famine menace.
« ...j'vais voir, bouge pas » t'empresses-tu d'ajouter avant de t'y diriger.
Oh oui, surtout qu'il ne bouge pas, qu'il ne s'aventure pas avec toi sur ce terrain miné qu'est la cuisine et vers lequel tu files, trop soulagé de trouver une justification à ton esquive, espérant sans y croire dénicher un fond de jus d'orange ou une canette intacte – peine perdue. Outre le dégoût honteux que t'inspire cette pièce dévastée, tu n'en rapporterais au mieux que des miettes. Le sort s'acharne ; tu regrettes déjà de t'être montré appliqué.
Lun 19 Déc 2016 - 16:54
La situation se révélait gênante pour tous les deux, comme on pouvait s'y attendre. Aucun d'eux n'était vraiment taillé pour ce genre de conversation. La conscience de ne pas être l'adulte qu'il fallait à Cameron pour grandir et surmonter le gouffre qui s'était creusé en lui apparaissait de plus en plus nettement à Naga. Trop concentré sur lui-même, comment pouvait-il accorder suffisamment d'attention à autrui ? La seule chose qui le sauvait était sans doute son incapacité à accepter la vérité sur lui-même, le soin tout particulier qu'il mettait à nier ce qu'il était réellement, à devenir plus que lui-même, en quelque sorte. Parce que Naga ne s'acceptait pas tel qu'il était, évidemment, et que cela se ressentait sur son comportement.
Non, ce n'était juste de penser à soi lorsqu'un Cameron dévasté vous faisait face. Naga le savait. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher d'y penser. Cameron lui laissait beaucoup de temps pour réfléchir, et s'il ne voulait pas envisager le pire, le repli sur soi était la seule solution possible. Quelle hypocrisie que de croire que passer par le prisme de l'aide qu'il pouvait apporter à Cameron excuserait ce comportement. Il n'avait aucune excuse, et il n'était pas celui à aider. Pourquoi ne pouvait-il pas penser à Cameron pour lui-même ? Se mettre à sa place, dans sa tête, et comprendre ce dont il avait besoin ? Les différences apparentes entre eux - l'âge, le style vestimentaire, la conception de la vie - n'étaient que chimères pour le détourner de son objectif. Naga se laissait trop facilement distraire par ce qu'il voyait - il ne comprenait pas. C'était presque naïf de croire que savoir ce qui était arrivé à Cameron serait la solution lui permettant de débloquer la situation. Certes, Cameron seul pouvait les sortir de l'impasse où ils se trouvaient, mais ce que Naga serait capable de lui apporter ne dépendrait que de lui-même.
La situation est loin d'être récente : d'après Cameron, cela faisait dix jours que le ménage n'avait pas été fait, ce qui signifiait que le problème durait depuis cette durée de temps. Naga était presque horrifié de voir qu'il avait pu se passer 10 jours sans que personne ne prenne la peine de s'inquiéter du sort du jeune alter. Dix jours. Une éternité à petite échelle. Il ressentait de l'embarras, aussi bien pour lui que pour les autres, et il avait désormais la certitude qu'il fallait tendre la main à Cameron de toute urgence, avant qu'il ne soit trop tard.

« Non... ça va... » répondit Naga pour commenter l'état de la pièce.

Ce n'était pas vraiment ce qui l'intéressait. Il n'allait pas lui reprocher ce bordel sans raison. Naga pensait que son entrée en matière allait lui permettre de lancer la conversation, d'inciter Cameron à lui expliquer pourquoi l'appartement était dans un tel état, mais l'Inuit eut plutôt l'impression que ses paroles avaient été une invitation à s'éloigner : Cameron saisit le premier prétexte venu pour se cacher dans la cuisine, à la recherche d'une boisson que Naga était persuadé qu'il ne trouverait pas. Peut-être son jeune ami le savait-il, d'ailleurs, ce qui ne l'empêcherait pas d'essayer. Naga le laissa s'éloigner, songeant que Cameron avait besoin d'être seul, et peu désireux de contrarier un désir de solitude qui lui paraissait essentiel - lui aussi, il mordait lorsqu'on lui imposait trop de présence humaine. Mais il se reprit bien vite, se rappelant que, même si Cameron était persuadé que la solitude était bonne pour lui, il n'était pas en état de comprendre que c'était loin d'être le cas. C'était là, le rôle que Naga devait tenir : d'abord, lui faire prendre conscience que rien ne fonctionnerait si jamais il se laissait vivre, mais aussi, accepter qu'il lui faudrait du temps pour parler.
Se levant plus souplement que sa carrure le laissait supposer, Naga se dirigea à son tour vers la cuisine, où il retrouva un Cameron en plein échec dans sa quête d'une boisson potable. Naga s'approcha doucement de lui et lui posa la main sur l'épaule.

« Laisse tomber, ce n'est pas grave, l'eau du robinet m'ira très bien. »

Dans les quartiers altermondialistes, Naga était sûr de trouver une eau 100% potable, ce qui n'était peut-être pas le cas à Sharsfort, mais enfin, il n'allait pas faire la fine bouche. Il préféra se servir lui-même, dénichant un verre qui lui paraissait propre - non sans essayer de l'astiquer discrètement dans le dos de Cameron - avant de le remplir au robinet. Il en but une gorgée pour faire bonne figure, mais Naga n'avait pas particulièrement soif. Son regard survola rapidement les déchets de la cuisine pour revenir à Cameron, à qui il adressa un sourire qu'il espéra protecteur et paternel.

« Si tu as besoin d'aide pour ranger, je peux t'aider. Y'a l'air d'avoir beaucoup de travail, pas étonnant que tu ne l'aies pas fait. Pas que je sois doué, hein, mais bon, j'ai beaucoup regardé mon coloc faire, je devrais pouvoir reproduire... »

La pensée qu'ils étaient tous deux incapables de se débrouiller seuls sans leur coloc lui tira un sourire plus prononcé. Naga en était à se demander si le problème ne venait pas de là, justement. Pour ce qu'il en savait, c'était le coloc qui faisait le ménage. Si ce travail était abandonné... eh bien, vous savez ce que ça signifie.
Mais il ne dit rien. Cameron finirait bien par se confier.
Mar 20 Déc 2016 - 21:05
Tu ne t'es pas échappé pour les seuls bienfaits de la fuite. L'on aurait pu croire, connaissant chez toi cette propension à considérer autrui comme un danger ou, a minima, un désagrément, qu'il en serait ainsi, mais non. En vérité, la motivation trouvait ses origines tant dans ton désir que dans la réelle – et invraisemblable, à n'en pas douter – volonté de te comporter correctement, de t'y efforcer tout du moins, croquis malhabile d'hospitalité offerte à l'abri des regards, rescapée de l'opinion commune. Personne ne t'en ferait la remarque. Pas même Naga, à qui tu destinais pourtant cette imprévisible sollicitude, ne devait savoir, ne devait en deviner les intentions ; qu'il croie que tu t'esquives, que tu te dérobes à sa présence, c'était préférable. La sympathie des autres ne t'aurait que trop donné l'impression d'être un imposteur pour que tu te risques à l'attirer.

Bien entendu, il n'y a rien dans cette maudite cuisine que tu puisses présenter à ton aîné, rien qui ne saurait justifier le pourquoi de tes déplacements. Tu le sais, bien que tu fouilles tout de même, de quoi donner une consistance à ton inutilité. La moitié de la vaisselle disponible stagne dans l'évier, empilement d'assiettes et de couverts sales, et tu te contentes de repousser dans un coin de la pièce, derrière un meuble, le gros de la terre que tu as répandue dans un récent accès de colère, brunissant tes pieds nus. Puis tu redresses le vase meurtri en travers de la table et jettes un torchon sur la flaque d'eau qui s'en écoule – de loin, l'on ne saurait distinguer les anciennes traces de ton désarroi d'une négligence ordinaire, propre à ton caractère, et cela suffira à berner quiconque n'y prêterait pas assez attention. Quant à la boisson que tu savais ne pas réussir à dénicher, tant pis. Naga comprendra. Si par malheur il ne se satisfait pas de ce service dérisoire, la porte demeure toujours une alternative. Et quand on parle du Loup, le voici justement qui montre la queue, bravant ton ordre qui lui intimait de rester à sa place dans le salon ; c'est qu'il te ferait presque sursauter, à se glisser ainsi sans bruit à tes côtés pour te toucher l'épaule. Le contact se veut amical, rassurant peut-être, sauf qu'il te démange et t'embarrasse jusqu'à ce qu'il cesse, brève irritation dont tu ne saisis pas la raison. En toi fleurit aussitôt l'appréhension : l'Inuit tente-t-il de te faire passer un message par un autre biais que le langage verbal ? S'est-il rendu compte que le désordre ambiant tenait moins à ta paresse qu'à ta détresse ? A-t-il décelé dans tes regards, sous-jacente à ta rage habituelle, quelque version améliorée de la tristesse ? Tu l'ignores. Son propre comportement te semble maladroit, fragile, et tu ne sais s'il prend sur lui pour paraître plus bienveillant que tu ne penses qu'il l'est ou s'il agit vraiment avec une gentillesse dont tu ne t'es jamais aperçu jusqu'à lors, sans doute parce que tu n'en as jamais été la cible. Ou bien, enfin, t'imagines-tu juste cela parce que, après ces dix jours à ne recevoir aucune compassion, ces dix jours d'isolement affectif, ton âme se jetterait sur n'importe quelle trace d'amitié, à l'instar d'un affamé s'agenouillant devant le moindre quignon de pain, et s'en emparerait avec avidité tout en se maudissant de se montrer aussi rapace pour si peu.
Comme souvent, tu répliques avec humeur.
« T'insinues qu'j'en suis incapable ? »
Le cœur n'y est pas, cependant. Non seulement Naga possède des preuves pour affirmer pareil argument, mais tu te rebiffes sans conviction. Et pour cause, l'allusion à ce colocataire capable d'enseigner le ménage même à un reptile alité te replonge dans un marasme nostalgique. Dire que tu râlais chaque fois qu'Ange osait rentrer dans ta chambre pour t'ordonner de la ranger. Dire que tu raillais son acharnement à nettoyer l'appartement, convaincu qu'il s'agissait d'un labeur de Sisyphe. Dire que tu ne pourras plus te souvenir de vous deux en train d'astiquer le sol, parce que cette scène-là n'a jamais existé. Est-ce que, revenu en arrière en sachant cela, tu lui aurais néanmoins prêté main-forte ? Peu probable. N'empêche que l'entendre parler tout haut en train de passer le balai, bah, ça manque.

« Laisse tomber, reprends-tu en hissant tes fesses sur la table de bois, faisant de nouveau fi des chaises usuelles. T'es pas v'nu pour ça et, à moins qu'ça t'dérange vraiment, ça urge pas. » Rien n'est plus urgent, de toute façon. Rien n'a plus guère d'importance quant à la gestion de ce logis ; son maître a disparu. Ce n'est pas cette aide-là que tu souhaites. Mais Naga s'en doute-t-il seulement, derrière le sourire qu'il exhiba ? Tes jambes se balancent dans le vide. Tes phalanges serrent le rebord du meuble. Tout ton être oscille entre le besoin et le mutisme, à demi prostré, perdu dans ces mouvements mécaniques qui témoignent de ton malaise. Dis-lui. Pour une fois dans ton existence, fais-lui confiance. La sensation de te trahir te rebute. Celle de t'arracher à ta protectrice méfiance. De découper une plaie le long de ta gorge, une béance par laquelle s'évade finalement ces mots :
« Ange avait dit qu'il r'viendrait. Il est sorti pendant qu'j'étais pas là et il est jamais rentré. »
Tu ne te sens ni l'envie ni l'obligation d'en avouer davantage. Tu ne te préoccupes pas non plus de savoir si le jardinier passe pour un menteur ou une victime ; il n'y a que la douleur vive que ces phrases font resurgir en toi, et la noirceur dans les yeux que tu détournes de Naga.
Mer 21 Déc 2016 - 16:22
La pointe de colère de Cameron au moment où Naga lui proposait son aide n'étonna pas l'Inuit. Il était habitué au caractère pour le moins dynamique - pourquoi pas dynamite - de son jeune ami et savait que canaliser sa colère et son attention était quelque chose qu'il parvenait difficilement à faire. En temps normal. Naga ne se sentit pas blessé de ce refus brutal ; restait à savoir si cette réaction était normale ou trahissait le mal-être que Cameron niait avec férocité. Impossible à savoir avec lui. Ce n'était peut-être le signe le plus important à considérer, mais comment pouvait-il le savoir, avec les maigres preuves à sa disposition ?
Il avait envie de répliquer, malgré tout. C'était ce que son caractère lui dictait de faire ; il n'aimait pas qu'on se moque de lui. Qui plus est, il n'était pas certain que vivre dans une telle crasse soit bon pour Cameron. Lui, ces objets éparpillés et sales lui filaient presque de l'eczéma juste à les regarder, et ne parlons pas des bactéries qui avaient largement eu le temps de proliférer. Naga se demanda si Cameron avait au moins pris la peine d'aérer l'appartement, ce serait la catastrophe sinon. Mais il devait respecter la volonté de Cameron et le laisser se vautrer dans son désordre tant qu'il n'était pas prêt à s'en sortir. Personne ne devait être mort pour ne pas avoir nettoyé chez lui, pour ce qu'il en savait. Naga reposa le verre qu'il avait utilisé avant que l'envie de le nettoyer ne s'empare de lui - il n'était pas stupide au point d'ignorer comment faire. Là, près de l'évier, où il n'y avait pas vraiment d'emplacement libre mais où on pouvait en créer un en jouant habilement avec l'empilement de pièces de ménagère. Il ne voulait pas créer plus de désordre que nécessaire : même si son œuvre involontaire était peu harmonieuse, elle passait totalement inaperçu dans le chaos de la cuisine.

« D'accord... » acquiesça Naga, le dos toujours tourné.

Il se disait qu'il serait plus facile pour Cameron de parler s'il n'avait pas en face de lui deux yeux gris pas tout à fait capables d'abandonner leur étincelle moqueuse. Il avait fui, il ne voulait pas être vu. Après tout, c'était la solitude qui permettait de se laisser aller et de s'épancher sans craindre pour son honneur. Naga ne pouvait lui garantir la solitude, mais il pouvait lui offrir l'intimité. S'il l'avait pu, il se serait fondu dans les meubles, jusqu'à effacer presque entièrement, jusqu'à être un nœud anonyme dans du bois, petite imperfection susceptible de marquer sa présence.
Et c'est dans cette position que Naga entendit enfin l'aveu que Cameron retenait depuis le départ. C'était sans doute la première fois qu'il exprimait à voix haute, et assurément, il en était encore à l'étape où l'acceptation du fait n'était pas complète. Cameron ne parlait pas directement de l'absence de son colocataire, Ange ; il ne disait pas qu'il était parti, mais qu'il n'était pas rentré. Ce n'était pas exactement la même chose. Cameron attendait le retour de quelqu'un qui ne reviendrait jamais. Abandon ou tragédie comme il en arrive tous les jours ? Les disparitions à Pallatine n'avaient pas cessé depuis si longtemps que cela, après tout. L'Iwasaki-rengo traînait et faisait aussi ses victimes. Cameron ne pouvait qu'en avoir conscience, ce qui alimentait très certainement ses angoisses. Naga aurait aimé lui dire que c'était probablement ce qui était arrivé, mais il ne se sentait pas capable de se montrer aussi cruel. Pour une fois.
Naga relâcha sa respiration pour décrisper ses épaules et demanda très calmement :

« Ça fait longtemps ? »

Il avait peur que ses autres questions ressemblent à des accusations. Si Cameron n'avait pas prévenu la diaspora, par exemple, les chances de retrouver Ange s'amenuisaient, mais pouvait-on vraiment lui reprocher cette négligence alors qu'il espérait encore ?
Oh non. Naga ne voulait pas être celui qui briserait ses espoirs, mais celui qui le rassurerait.
Ven 23 Déc 2016 - 0:08
Tu en veux à Ange ; tu lui en veux au-delà du raisonnable, du raisonné, tu lui en veux de n'avoir pas tenu sa promesse, de ne pas avoir fourni d'explication à sa disparition, de t'avoir planté là, mauvaise graine privée de tuteur, sur le sol infertile d'une jachère à l'abandon. Chaque jour davantage depuis une semaine, tu accumules la pourriture dont tu tapisses ton myocarde à l'endroit où il siégeait naguère, dans le vain espoir d'en recouvrir la poussière, d'en combler le néant – n'importe quoi plutôt que rien. Tu pourrais y amasser les souvenirs joyeux, pourtant, car il y en a eu, à n'en pas douter. Instantanés aussi rares que précieux disséminés entre deux fournées de cookies surprises, des éclats de rires moqueurs et la sensation, lointaine et ensommeillée, d'une couverture que l'on dépose sur tes épaules. Mais l'incompréhension a tout recouvert d'une gangue brunâtre, d'une pellicule opaque qui te camoufle désormais la brillance sous-jacente de ces photographies ; tu auras beau feuilleter l'album de ces deux dernières années écoulées en sa compagnie, tu n'y verras que le spectre brûlé de ta mémoire, et la viscosité te collant aux doigts, substrat morose de son absence. Tu crains de ne plus être capable de te souvenir de lui, de celui qu'il était lorsque tu le savais présent, avant que tu ne lui prêtes des intentions que ta peur et ta médiocrité sont seules à imaginer. Si seulement tu pouvais recréer l'illusion. Or, même son fantôme a déserté les lieux, emportant dans son sillage jusqu'à la plus infime des réminiscences. Ses affaires ont beau n'avoir pas bougé depuis son départ, c'est comme si elles n'avaient jamais eu de propriétaire, comme si tu avais toujours vécu en solitaire.
C'est sans aucun doute le cas.
Néanmoins, Ange existe – une partie de ton âme ne cesse de le clamer. Sans cet acharnement involontaire, peut-être aurais-tu définitivement rayé de ta conscience ce timide végétal, alliance de pampre et de rose, dont les colères t'avaient plus d'une fois forcé à prendre la poudre d'escampette. Par ce rappel constant, tu te condamnes à la tristesse – tu le sais, sauf que tu ne peux t'en empêcher. Alors tu tentes de noyer ton chagrin sous la rancœur, d'étouffer la peine sous le mépris. La fureur plutôt que la douleur, c'est plus supportable. C'est d'un égoïsme extrême, mais tu t'en fous, il n'y a personne pour s'en rendre compte ou pour t'en faire le reproche. Enfin, il n'y avait personne, jusqu'à ce qu'intervienne ce dos robuste que tu n'oses même plus regarder, les prunelles rivées en direction du plancher.

Par la précaution avec laquelle il enrobe ses phrases, Naga se montre prudent, et tu aurais tort de ne pas lui donner raison. Là-haut sur le fil du rasoir, concentré à la manière d'un funambule, il s'approche de ton perchoir, du terrier où tu niches loin des hommes, belette farouche juchée sur son meuble ; par la parcimonie dont il fait preuve, tu sens la tension qui émane de lui et qui n'est que la conséquence de ce que tu provoques par ton attitude, mais toute envie de t'en amuser t'a quitté. Si tu le mets mal à l'aise, tu n'en retires aucune fierté, aucune joie – une culpabilité, presque. Cependant, connaître la réalité ne suffit pas à en déceler ni les causes profondes, ni le dénouement, et tu ne peux qu'endosser une responsabilité à laquelle, une fois n'est pas coutume, tu souhaiterais échapper. Semblable à toutes ces réponses qui autour de toi virevoltent hors de ta portée.
« Une s'maine. »
Le prononcer t'aide à saisir le poids désespéré du temps. Sept jours. Il en fallut autant pour créer un monde, quand il ne s'agit ici que d'anéantir un morceau du tien. Tant d'heures ont-elles déjà fui ? Impossible pour quiconque de croire à un simple oubli, un égarement momentané. Oui, sept jours de silence, sept jours à croupir d'attente, à constater que la certitude du retour s'amoindrit, se réduit comme peau de chagrin jusqu'à disparaître à la vue. Et encore, une fois qu'il ne reste plus un atome d'espoir, continuer de nier l'évidence, de se camoufler la vérité, croire sans croire et guetter le son, le souffle qui te fera dire c'est lui, l'infinitésimale vibration à l'orée de ton crâne. Pourquoi tu n'as rien dit ? Pour protéger qui, quoi ? Sept jours et autant de briques dans le gosier, qu'il te prend soudain le besoin d'expulser.
Mer 28 Déc 2016 - 15:42
Parler de temps dans une ville où les habitants venaient d'horizons aussi différents et où beaucoup de personnes désiraient revenir dans leur passé était quelque chose d'étrange, Naga s'en rendait compte. Imaginons un instant que le voyage dans le temps fût possible : Cameron aurait pu revenir sans problème au moment de la disparition de son colocataire et percer le mystère de cet événement qui l'avait rendu si malheureux. Il aurait pu le sauver s'il avait besoin d'être sauvé, il aurait pu lui parler s'il l'avait abandonné, il aurait pu faire quelque chose. N'importe quelle erreur, égarement, manquement aurait pu être réparé ou corrigé.
Mais ce voyage était pour le moment impossible - et le resterait sans doute très longtemps, et le temps que Cameron devait affronter était différent : c'était celui qui séchait les larmes, qui apaisait les sanglots de son cœur et qui, après l'avoir détruit, lui permettait enfin d'aller vers l'avant. Un temps relatif et personnel, qui ne disposait d'aucune unité de mesure connue et qui était totalement imprévisible. Naga s'était imaginé que le calvaire de Cameron durait depuis des semaines, mais en vérité, une seule semaine s'était écoulée depuis la perte. Malgré lui, ses sourcils se soulevèrent de surprise, étonné de constater la vitesse à laquelle un monde pouvait s'écouler. À ses yeux, une semaine n'était qu'un battement de cils, mais pour Cameron, c'était une éternité. Une semaine. Si peu.

« Peut-être... commença Naga d'un ton hésitant. peut-être qu'il est parti en vacances et qu'il a oublié de te prévenir ? »

Pourquoi tentait-il de rassurer Cameron en niant que le pire avait pu arriver ? Ce comportement était très certainement nocif, car l'heure n'était plus à ce genre d'argument. Si la disparition avait eu lieu la veille, cela aurait légitime, mais plus maintenant. Il ne pouvait plus dire « Tu t'inquiéteras plus tard » : c'était le moment de s'inquiéter. Il savait que, de toute façon, ce type d'explication ne conviendrait pas à Cameron : il ne pouvait se satisfaire de mensonges sans conviction alors qu'il se trouvait dans un état de détresse émotionnelle profond.
Naga soupira, relâchant la tension que cette situation provoquait en lui, et essaya de se comporter comme un adulte responsable et digne de confiance. En l'occurrence, il devait aiguiller Cameron vers le comportement le plus sain pour lui, ce qui n'était pas forcément facile, puisque Naga n'avait pas d'expérience dans le domaine.

« Est-ce que tu as prévenu quelqu'un ? Ton coloc devait bien avoir des amis qui peuvent te dire où il est passé, non ? Est-ce que tu sais s'il a des proches à Pallatine ou si c'est un transféré ? Et tu as signalé sa disparition ? C'est important d'avoir des gens pour t'aider à le chercher. »

Car l'espoir de le retrouver vivant était encore permis. Naga ne voulait pas enterrer trop vite le petit Ange. Si malheur lui était arrivé, il fallait partir du principe qu'il pouvait avoir été enlevé, qu'il n'avait pas forcément été tué. Ceci dit, une petite voix dans sa tête lui rappelait que dans les séries policières, les personnages affirmaient que les chances de retrouver la victime vivante diminuaient d'heure en heure, même si on pouvait parfois la retrouver plus de dix ans après sa disparition. L'espoir était permis.
Ven 30 Déc 2016 - 13:00
Il existe entre le réel et le langage un gouffre incompréhensible, inintelligible, qui t'a toujours laissé circonspect ; comment faire tenir autant de temps dans un mot si minuscule ? Comment supporter l'écart planant entre cette éternité de solitude et le vocable qui lui correspond – semaine –, bref, fade, insignifiant. À s'en taper le crâne contre le mur. Tu te sens dépité, au fond ; tu pensais qu'il s'était écoulé davantage, que oui, tu avais enduré des mois et des mois d'abandon, et que quiconque viendrait à l'apprendre soulignerait la solidité d'esprit avec laquelle tu avais supporté cette interminable épreuve. Sauf qu'une semaine, ce n'est rien, et tu le sais. C'est minable, tout au plus, rien d'autre. Quand certaines épouses attendent durant des années le retour de leur mari parti au front, quand de jeunes orphelins guettent jusqu'à l'adolescence l'apparition de potentiels parents, toi, tu dévastes un appartement au bout de trois jours parce que ton colocataire t'a fait l'affront de ne pas tenir sa promesse. Avec le recul, tu te fais pitié, et tu imagines d'ailleurs que Naga t'en fera la réflexion, du haut de sa propre horloge. Mais même pas. Au contraire, il essaye de te fournir une justification, certes bancale, certes risible, ne serait-ce qu'une hypothèse dont tu puisses t'emparer pour ronger ton frein ; un os sur lequel tu refermes tes mâchoires avant de relâcher un ricanement jaune :
« C'est ça, ouais, des vacances à vie. »
Sûr que ce ne serait pas du luxe, après deux ans en ta compagnie. Une supposition pourtant balayée par la phrase inscrite sur l'ardoise, que tu ne peux cependant plus montrer à l'Inuit en guise de preuve – dans l'éventualité où tu lui ferais part de cette ultime trace, il devrait exiger de la lire ou te croire sur parole, un choix qui paraît compromis dans les deux sens. Toi-même, goûtant le fiel qui bave de ta propre langue, tu doutes être capable d'accueillir la moindre marque d'optimisme, et les lettres tracées à la craie t'apparaissent désormais telles qu'elles sont en vérité : de la poussière éphémère, des cendres jetées au vent que tu as pris pour de la neige.

S'apercevant que sa première approche n'était à l'évidence pas la bonne, Naga réitère bientôt l'essai. Néanmoins, tout appliquée que se révèle être sa nouvelle stratégie, préférant te guider pas à pas, question après question, vers la résolution de l'énigme, tu peines à y voir autre chose que des reproches camouflés et serres les mâchoires au fur et à mesure. Non, non, non. Ni prévention, ni relation, ni signalement. Tu n'as rien fait de tout cela, cabot ignorant, tu t'es contenté de hurler à la mort au fond de ta niche et d'attendre que le collier qui te relie à tes souvenirs s'use, rompant d'un seul coup ton lien et ta souffrance. Comment avais-tu réagi à l'époque, lorsque par deux fois déjà l'on t'avait abandonné ? Tu as tendance à l'oublier – c'est loin maintenant, et ne reste de ces expériences qu'une béance à l'intérieur de ta cage thoracique, un trou noir aux bords meurtris dont tu ignores la profondeur – tout comme tu sais que tu oublieras cette douleur-là. Ce n'est qu'une question de patience. Une patience qu'à cet instant, tu n'as pas. Tu secoues la tête, agacé par cet interrogatoire aux accents moralisateurs, contrarié surtout par ce que tu t'apprêtes à répondre.
« C'est pas c'qu'il a dit. Tu crois qu's'il était chez des potes, il m'aurait pas prév'nu ? D'toute manière, en deux ans, j'l'ai jamais vu inviter quelqu'un. On nous a foutus en coloc' après son transfert, quand la diaspora m'a ramassé, mais il voyait presque personne. Les autres, c'est pas son truc. »
Désagréable impression que celle qui s'introduit en toi à cette seconde, amère au cœur. Et si Ange t'avait menti depuis le début ? Et s'il t'avait caché une double-vie, loin de l'innocente apparence d'un jardinier sans histoire, sans ennui autre que de te faire avaler cinq fruits et légumes par jour ou de faire refleurir ses orchidées ? S'il avait contracté des dettes auprès des Asiatiques, s'il avait eu un gosse d'une riche héritière, s'il gérait un réseau de drogues ? Possible. Improbable, mais possible. Quelle importance, au fond ? Découvrir que tu ignores peut-être tout de lui ne le ramènera pas. À la rigueur, il n'y a que son père qui pourrait fournir des informations à ce sujet, et encore – ils ne se parlaient guère, puisque c'est toi qui étais obligé de ruser et de batailler pour provoquer leurs rencontres. Non, vraiment, Ange n'était pas homme à fréquenter ses pairs. Pourquoi dès lors leur demander de l'aide, puisque nul ne serait en mesure de te la prodiguer ?
Tu sautes à terre, de nouveau en proie à l'agitation, aux cris du vautour perché sur ton échine, les poings serrés le long de tes hanches.
« Il est parti et il a plus voulu rev'nir, c'tout. »
Cruel constat. Une intention qu'étrangement, tu ne comprends que trop bien. Et qui ne soulage en rien ta peine.
Dim 12 Fév 2017 - 12:36
Il avait envie de rire de lui-même, tant il était maladroit pour ce genre de choses. Avoir des mots gentils pour quelqu'un ne s'improvisait pas, et à entendre la réaction désabusée et sceptique de Cameron, Naga se rendait bien compte qu'il ne savait pas du tout s'y prendre. Même pour mentir, il était complètement nul. Au fond, c'était logique : Cameron connaissait Ange bien mieux que Naga, il était donc normal que l'Inuit ne pût trouver les mots justes pour parler d'une personne sur qui il savait peu de choses. Quel dommage qu'il faille attendre une disparition pour se rend compte qu'on ne connaît pas quelqu'un. Naga avait la sensation d'avoir manqué une occasion de découvrir une nouvelle personne, avec ses qualités, ses passions, ses rêves, mais aussi ses défauts et ses faiblesses. Il y avait tant de personnes admirables dans la diaspora qu'Ange avait sans doute être quelqu'un d'exceptionnel. Sa perte était à coup sûr plus grande que celle que représenterait Naga s'il disparaissait. Au moins aux yeux de Cameron : il tenait tellement à son colocataire que cela faisait franchement mal au cœur de le voir ainsi livré à lui-même. Et lui, Naga, n'avait qu'une seule chose à faire : l'aider à surmonter cette épreuve.
Et il en était incapable.
Après avoir vu son excuse pitoyable rejetée avec méfiance, Naga n'osa plus rien ajouter. Il avait l'impression que tout ce qu'il pourrait dire à cet instant n'aurait fait qu'empirer les choses. Il n'était même pas certain que Cameron appréciait sa présence : Naga était peut-être en train de le gêner. Il préférait peut-être être seul que mal accompagné. Si Naga restait, la faute en revenait sans doute à cette terrible arrogance qui lui faisait croire qu'il valait mieux que tout le monde, qu'il était indispensable et, peut-être, qu'il était le seul à pouvoir arranger la situation. Même s'il ne savait plus quoi faire, il pensait que personne ne pouvait faire mieux que lui de toute façon. Et il songeait à ce qui arriverait s'il abandonnerait Cameron maintenant : le jeune homme continuerait sans doute le saccage de son appartement, il resterait enfermé dans sa douleur et plus personne ne serait là pour l'en sortir. Dans ces situations, Naga en avait vaguement conscience, il fallait que quelqu'un soit présent et remarque ce qui se cachait derrière les sourires creux de celui qui souffre : on se rétablissait mieux quand on savait qu'on pouvait compter sur quelqu'un.
N'abandonne pas. Pas encore. Il y avait bien quelque chose à faire, même si Naga n'envisageait pas encore de solution. Il devait simplement attendre que celle-ci lui tombe sur la tête, comme la pomme de Newton.
Et la pomme tomba.
Du moins, il le crut.
Le changement de comportement de Cameron était perceptible, mais mettre des mots dessus était difficile. Il semblait faire preuve d'une certaine résignation... pessimiste. Selon lui, Ange ne voyait personne, et il ne lui connaissait pas d'ami. Il était tout simplement parti, sans explications. Naga comprit alors - idée un peu saugrenue, d'ailleurs - que c'était à lui de les fournir à sa place. Il se devait de trouver du sens à une conduite qui n'en avait pas. Vu comme il était doué pour cela, Naga doutait encore en être capable, mais pourquoi pas. Il se devait d'essayer.
Il ne prit pas la peine de réfléchir : il parla tout de suite, au risque d'avoir une parole incohérente - mais ce n'était pas Cameron qui allait le lui reprocher, de toute façon.

« C'est peut-être là la clé de l'explication. S'il est solitaire, il a sans doute eu envie de prendre le large et de retourner à la vie sauvage. Tu sais, ça arrive à pas mal de gens : ils se sentent mal à cause de la vie citadine, ils ont besoin de solitude, mais ils aiment leurs proches et ils n'osent pas leur faire du mal, alors ils se font du mal à la place en se laissant mourir à petit feu. Ou alors un jour ils pètent un câble et ils disparaissent d'un coup. Ils ne reviennent pas parce qu'ils ont honte, et ils savent que les autres ne respecteront pas leur volonté. »

Ouh la, ça paraissait un peu brumeux, tout ça, et Naga était certain que Cameron allait trouver à y redire. Dans ces situations, Naga avait une méthode (presque) imparable : amener son interlocuteur à penser exactement de la même manière que lui en lui faisait refaire tout le cheminement de sa pensée. Ça marchait plutôt bien, en général, mais tout le monde n'était pas forcément réceptif. Un jeune thug complètement déprimé serait-il capable de succomber au charme de l'Inuit ?
(évidemment, tout ceci trouva une expression dans la posture de Naga : moins timide, plus sûre de lui, et une pépite de malice dans les yeux)

« Réfléchis-y. Si Ange t'avait parlé d'un tel projet, comment tu l'aurais pris ? Même s'il t'apprécie, s'il n'est pas fait pour la colocation, comment aurait-il pu te le dire sans te blesser ? Et puis, tu l'en aurais empêché, non ? Tu ne crois pas que c'est plus simple pour lui de fuir plutôt que de se confronter à toi ? »

Bon sang, ça faisait presque sens, bravo Naga !
Mer 15 Fév 2017 - 16:26
Imperceptiblement, sans peut-être que tu ne t'en rendes compte toi-même puisque tu es de ceux qui manquent toujours de discernement sur leur propre personne, tu accomplis un pas en direction de Naga. Non pas un vrai pas, un pas réel, un élan physique et concret, mais une inclination plutôt, une  dérisoire inflexion que crée la sollicitude dont il fait montre à ton égard, refusant de te négliger lorsque tu ne fais que cela, t'abandonner, te morfondre dans un coin en attendant que la fureur ne prenne le dessus sur ton chagrin et ne te meuve en une bestiole farouche que seule sa morsure sur la langue peut apaiser. N'importe qui, même toi, aveugle, carapacé dans ta suffisance et ta mauvaise foi, tu perçois ses efforts, cette manière unique qu'il a, sans paraître esquisser le moindre geste ou relâcher le plus infime aveu, de se tenir face à toi et de ne reculer devant aucun mot que tu assènes, devant aucun coup de mâchoire que tu pourrais lui porter ; c'est le Naga que tu connais, si peu et trop à la fois, la haute silhouette implacable devant laquelle tu courbes l'échine, l'intransigeante stature qui cette fois-ci, loin de t'imposer sa force ou son autorité, s'adoucit afin de mieux encaisser tes impacts répétés, assouplit ses murailles en gage d'affection. Du souci, de sa part ? Tu en doutes malgré tout. Cela tient davantage à une rigueur responsable – une nécessité au regard des circonstances – ou du moins le crois-tu – et soudain la diaspora se rappelle à toi, l'Inuit en émissaire, écho sévère de celui qui jadis avait offert, à vos griffes affamées d'enfants, une brioche entière de compassion.
Tu voudrais que les Altermondialistes n'existent pas. Plus. Tu voudrais que les raisons qui poussèrent ton aîné à frapper à ta porte soient similaires à celles qui l'obligent maintenant à rester, et cependant tu ne souhaites pas que la contrainte ait une quelconque importance dans sa décision ; tu aimerais qu'il soit là en dehors de toute considération morale, que ses motifs ne soient tracés qu'à l'encre de sa volonté et non pas tissés d'impératifs éthiques, avec cet égoïsme évident qui caractérise tes vœux d'adolescent, or tu n'arrives pas à comprendre d'où provient cette envie ni à en identifier les limites. Où commence le réflexe apeuré, où termine la lubie émotionnelle ? Est-ce que n'importe qui d'autre en place du pêcheur aurait provoqué en toi cette même intention ? Et puis sont-ce les circonstances de la disparition d'Ange qui influent sur ton esprit ou bien s'agit-il d'un bouleversement pérenne, une modification durable de la texture de ton âme, moins rêche en cet instant, comme écharnée ? Tu l'ignores. Il n'y a que les explications de Naga, ses mensonges maladroits, et la résonance que leur vérité creuse en toi.

L'espace d'une seconde, tu crois qu'il te prend en sujet de ses paroles – que ce « il » est un « tu » camouflé, un index pointé dans ta direction –, tant ce qu'il évoque ressemble à tes silences ; c'est aussi la surprise qui claque à tes oreilles en songeant que ton colocataire éprouvait peut-être des sentiments aussi proches des tiens et qu'un tiers est en train d'énoncer à son fantôme. La vie sauvage, la solitude et le mal, trio d'enfer, saveur de Thoreau sur les papilles, et l'image du jardinier en filigrane sur tes paupières, lorsque tu étais absent et qu'il contemplait distraitement par la fenêtre en rêvant à ce que tu ne sauras jamais. Comment peut-on ainsi passer deux ans en compagnie d'un être et se rendre compte ensuite à quel point on ne sait rien de lui ? Si la honte devait envahir Ange au moment de disparaître, c'est en réalité sur ton crâne qu'elle vient peser, t'obligeant à baisser le front, main spectrale au-dessus de tes pensées emmêlées.
Mais le pire fut sans doute la gerbe d'interrogations qui clôtura le discours de l'Inuit. Bien malgré toi, chaque questionnement entraînait un meilleur approfondissement de l'état dans lequel tu n'aurais pas manqué d'être en apprenant le départ du jeune adulte, et toute la colère dont tu aurais fait preuve, toute l'incompréhension, le déni, la rancœur, le mépris que tu lui aurais peut-être craché à la gueule, pris à chaud, renforçaient l'horreur que tu avais de ta personne à présent que s'esquissait une possible justification à cette histoire. Oh, tu entends tes ricanements comme s'ils s'échappaient là de ta gorge, tes « C'est ça, casse-toi et reviens pas » ; tu te vois grogner et balancer ses herbes à travers la fenêtre dans un fracas de poteries brisées ; tu t'imagines te jeter sur la porte qu'il aura claquée une dernière fois et l'appeler dans une cage d'escalier déserte, hurler des mots que tu ne penses pas dans le vain espoir qu'il remonte t'engueuler, avec le néant pour seule réponse et le vide pénétrant tes os.
Oui, Ange a mieux fait de partir sans te prévenir ; qu'il ait eu peur de ne pas réussir à tout quitter s'il te l'avouait ou bien qu'il n'ait pas eu envie de te blesser n'a que peu d'intérêt, en fin de compte. Il a agi selon ce qu'il trouvait juste. Et toi ? Toi, tu as oublié ce qui l'est encore.
« Ange souffrait ? Autant ? »
À cause de toi. Pour te préserver. Pour t'éviter, toi, et à toi aussi, beaucoup d'autres choses.
« Pourquoi y l'a pas dit plus tôt ?! »
L'incrédulité, la déconvenue et la contrariété s'entrechoquent entre tes dents, fracturent ta voix en un milliers d'éclats douloureux. Ce que suppose Naga, en un sens, n'est que la marque de ta culpabilité, l'étendard de tes défauts. Si tu avais plus patient, plus attentif, plus mesuré dans tes propos, dans tes actes, dans ton existence entière, alors peut-être Ange t'aurait-il confié son mal-être. Peut-être même serait-il encore là, si tu avais su le retenir. Au lieu de cela, les doigts de la honte descendent se planter dans tes yeux et tu t'exclames, soudain rageur, en tournant les talons :
« C'est vraiment qu'un abruti ! »

C'est moins la présence du pêcheur que l'hameçon enfoncé en travers de la gorge que tu fuis en filant au salon – crochet droit dans l'œsophage – avant de basculer de tout ton long sur le canapé, sur le dos, comme si les ombres projetées au plafond étaient capables d'articuler une composition plausible du pot-pourri qui te sert de myocarde. Si ce que prétend Naga est véridique, alors il est inutile d'espérer revoir ton colocataire avant un certain temps, un temps conjugué au plus-que-futur, ni d'essayer d'aller le chercher toi-même ; en faisant l'effort de te mettre à sa place, tu saisis sans peine combien il serait désagréable d'être dérangé pendant sa retraite, une retraite que tu en viendrais presque à jalouser.
« Disparaître d'un coup et retourner à la vie sauvage... hein », grommelles-tu tout bas.
La promesse que vous vous êtes faite, ta sœur et toi, flamboie en douceur à l'orée de ta conscience. Que les monts enneigés te paraissent loin sous le soleil insipide de l'été ! Que la mélodie de l'exil se fait attendre ! Pourquoi les gens peuvent-ils partir quand toi tu restes là, bloqué à l'intérieur de ta coquille de chair, à l'intérieur d'un bocal de bitume et d'immaturité, quand partout où tu te rends se répand la même fadeur, que règne de bout en bout l'abominable monotonie des êtres humains ? Ta poitrine oppressée palpite de dégoût. Oui, la vie ne t'a jamais semblé aussi chiante qu'aujourd'hui. Tu te prends à la détester, à vouloir qu'elle foute le camp et dormir, dormir cent ans jusqu'à ce que te réveillent les premiers flocons de l'hiver sous le saint commandement de leur reine – tant d'heures encore à crever d'ennui. Qu'on abrège ton impatience.
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