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.Quand rien ne suffit plus. [Naga]

Jeu 23 Fév 2017 - 11:16
Naga était fier de lui, pour une fois : il avait l'impression d'avoir non seulement accompli quelque chose d'utile, mais aussi de l'avoir accompli correctement. Ainsi, c'était ce qu'il fallait faire ? Comprendre ce dont les autres ont besoin pour répondre à leurs attentes, sans pour autant leur mentir ou les tromper d'une façon ou d'une autre ? Leur dire les mots qu'il leur fallait, même si ce n'était pas toujours ce qu'ils désiraient entendre ? S'exprimer avec délicatesse et sincérité ? Dites ainsi, les choses semblaient si simples, mais la réalité était atrocement plus complexe, et les risques de déraper immenses. Pourtant... il semblerait bien que cette fois-ci était la bonne : après avoir tourné en rond dans l'espoir un brin futile de trouver une solution au problème de Cameron, voilà qu'il venait de dégager un chemin vers sa libération.
Oh, bien sûr, Naga avait peut-être menti, exagéré les choses, déformé la vérité sans le vouloir en prétendant proposer une explication probable ; mais Cameron y croyait, même si cela semblait le faire souffrir, et puisqu'il connaissait mieux la personne concernée que Naga, on pouvait lui faire confiance, le jeune homme ne pouvait pas se tromper. Un regain de combativité, certes léger, venait de naître chez ce dernier : tout à coup, il se souvenait de vivre. Son impulsivité naturelle lui revenait, ce qui, de l'avis de Naga était une bonne chose : quitte à ravager son intérieur, autant que ce soit par colère ou frustration que par tristesse et dépit. (il n'en revenait pas de penser cela, d'ailleurs, mais c'était justement le genre de comportement qu'il attendait de la part de Cameron)
Et puis, brusquement, ses émotions confuses se mêlèrent en un bouquet explosif qui amenèrent Cameron à s'enfuir dans le salon en traitant son colocataire d'abruti.
Hum. Peut-être cela était-il excessif après tout. Naga, persuadé que le pauvre Ange était la cible de la colère de Cameron, n'hésita pas longtemps à rejoindre son jeune ami : il était prêt à défendre le fuyard, à lui trouver de nouvelles raisons de partir, mais en arrivant dans le salon et en constatant la position de Cameron - allongé sur le canapé, un air de profonde souffrance sur le visage, un murmure agressif s'échappant des lèvres, Naga ne fut plus du tout sûr de lui.

« Cam ? » demanda-t-il doucement pour tâter le terrain.

L'Inuit essaya de comprendre ce qui se passait. Il croyait bien reconnaître de la colère chez le jeune Altermondialiste, mais il n'était pas certain de savoir vers qui elle était dirigée. En tout cas, la tristesse était réelle, et bien présente : elle semblait le ratatiner sur le canapé, et une personne un peu trop distraite ne l'aurait peut-être pas remarqué. Mais comment décrire - et ainsi comprendre - le flot d'émotions qui le terrassait ? Naga avait déjà épuisé les mots dont il disposait pour les désigner : colère, tristesse et frustration. S'il connaissait l'amertume, le regret, le détresse, il ne songeait pas à les utiliser. Pourtant, ces mots lui auraient été bien utiles pour aider Cameron et lui auraient permis de mieux percevoir ce qu'il ressentait.
À partir des bribes que Naga comprenait, il fallait pourtant agir, et à ce moment plus que jamais, il hésitait. Si Cameron se levait et décidait de le jeter hors de chez lui à grands renforts de coups de poing et de pieds, il ne l'aurait pas forcément mal pris - il aurait compris, et peut-être aurait-il trouvé cette réaction rassurante. Mais si Cameron ne réagissait plus et restait enfermé dans ses pensées, alors Naga n'aurait fait que lui saper les dernières miettes de son moral déjà bien amoché. Quelle responsabilité. Il ne cessait de transpirer. Sa bouche s'ouvrit, se referma, hésita, puis se lança en se rappelant son objectif premier : le rassurer.

« Tu n'es pas responsable, tu sais. Tu n'as rien fait de mal. Il ne voulait sans doute pas que tu ressentes de la culpabilité. »
Ven 24 Fév 2017 - 22:19
Il rampe sur les murs de la pièce des squales d'ombre gigantesques, pareils à de vastes vaisseaux toutes voiles au vent, et de noires couleuvres aux remous chatoyants ; d'épaisses lianes en décrépitude serpentent le long des angles, là où d'inquiétants ocelles ondoient à l'abri des regards, dardés sur toi comme autant d'yeux inquisiteurs et malfaisants – bruissement de jungle et cris d'oiseaux – en une myriade de reproches. Tu écoutes ce bestiaire végétal, cette mangrove animale que ton esprit, tu le sais, est seul à façonner, malaxant à partir de tes sentiments cette pâte gluante qui dégouline des meubles et noie ton univers dans sa viscosité – marais vaseux où tu surnages étendu sur ton canapé, cette barque trouée, sans rame ni gouvernail, avec l'étroitesse de l'appartement pour unique horizon. Si les hommes libres chérissent la mer, la tienne en est réduite à cet étang saumâtre que tu n'oses pas même traverser, plaqué sur ton radeau d'infortune. Ironie que de n'avoir pas appris à nager, quand cette île où tu tournes en rond est cerclée par les flots. Coincée, comme toi. Comme toi qui soupires en croyant respirer, et qui ne parviens guère qu'à resserrer le nœud au fond de ton gosier. Même ton nom qu'appelle Naga ne te fait pas déciller.
Cela te rassure, pourtant, malgré ton envie d'être seul. Sa présence – au moins reconnais-tu son étonnante persévérance – écarte un pan de cette obscurité poisseuse qui colle à ta rétine, semblable au flambeau chassant les chauves-souris qui dorment sur la coque de ton crâne ; ton irritation à te rendre compte qu'il est témoin d'une situation que tu qualifierais de honteuse, et dont tu tireras sans doute plus tard des remords, recule devant la conscience d'une compagnie nécessaire, et ce en dépit de ta volonté. Curieux mélange de déraison. Qu'il demeure et dégage à la fois – un vœu antagoniste que tu décides d'exaucer au moyen d'un stratagème. Ne pas choisir. Ou plutôt, choisir de ne pas choisir, se contenter de l'écouter, de remplir ton être des mots qu'il peine à prononcer, qu'il peine à t'inculquer. Et qui t'empoignent le cœur.
Si telle était la réelle intention d'Ange, c'est raté. Un échec sur toute la ligne, quoique tu refuses de te penser responsable de lui. Ces phrases-là, tu les as déjà entendues par le passé, bien qu'elles ne te fussent point adressées ; c'est une preuve d'amour que de tenter de déresponsabiliser – voire a-responsabiliser – quiconque se proclamerait coupable, preuve que tu n'attendais recevoir de la part de personne, et surtout pas de Naga. Comprend-il lui-même son geste ? Ce qu'il est en train de te donner ou, à l'inverse, ce qu'il est train de t'ôter ? Tu as fait quelque chose de mal. C'est sûr. Mais ta conviction reflue sous le baume de ces paroles ; la brûlure s'en fait moins douloureuse et la marque, moins prégnante. Pour toute réponse, tu roules sur le flanc, face contre le dossier afin de ne pas lui offrir ta moue dubitative et cependant troublée.

La texture rêche du coussin peluche légèrement sous ton nez. D'un mouvement distrait, tu en grattes du bout de l'ongle les filaments affleurant la trame, sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit, avant de lâcher d'une voix rauque :
« Dis, Naga... »
Il s'agit peut-être de la première fois où tu t'adresses à lui de façon si abrupte. Pas que tu ne lui aies jamais parlé, bien entendu, mais de cette manière, ou tout du moins dans un contexte aussi affûté, non. Les claquements de ta langue ressemblent aux clapotis d'une semelle dans une flaque de bouillasse – pataugent et claudiquent sur ton absence de vocabulaire. C'est pénible. Tu n'aimes pas. Tu t'obstines, néanmoins, comme l'Inuit s'est obstiné à rester, parce que peut-être tu lui dois bien cela, et peut-être que s'il existe une créature sur cette foutue planète capable de t'apporter un avis construit sur l'avenir, c'est de lui dont il est question. Probablement te trompes-tu. Cela n'a pas vraiment d'importance.
« …tu crois qu'un jour, j'aurai plus ce... je sais pas, cette impression de... » Diable que c'est difficile. Le coton râpeux de la housse te fixe de ses fibres amorphes. Tu sens ta propre chaleur rebondir sur ses barrières et t'effleurer les joues. « …de pas être à ma place ? J'veux dire, de m'sentir nulle part à ma place ? Que j'trouv'rai un truc, un... point, un repère ou qu'que chose dans l'genre, une sorte... de sens ou... d'utilité au pire, et qu'les gens arrêt'ront d'me prendre pour un... Que moi-même, j'arrêt'rai d'me considérer comme ça, comme une... quantité négligeable, un fouteur de merde sans intérêt. Que j'trouv'rai... » Tu te recroquevilles davantage. Dans le cas où il n'y aurait que ta solitude au creux de laquelle t'épancher, tu n'aurais guère exposer un tel tourment intime – elle sait déjà de quoi il retourne. Sauf que Naga, lui, l'ignore. Même pas certain qu'il s'en doute ; après tout, il est sûrement de ceux que tu mentionnes, ce commun des mortels, ce flux humain qui défile et défile et t'oublie à l'écart, sur le trottoir, puisque tu ne rentres pas dans le rang. Et que tu en es fier, d'habitude ; mais pas maintenant.
« Comment on sait qu'on fait les choses justes ? »

Spoiler:
Dim 12 Mar 2017 - 14:46
Naga crut un instant avoir empiré les choses au delà de l'acceptable. Le regain de vie de Cameron, qui l'avait un temps rassuré, venait de s'épuiser aussi rapidement qu'il était apparu, et voilà le jeune homme allongé sur le canapé, sourd à son appel, à des années-lumières du pêcheur attentif. Sans le soulèvement léger de sa poitrine pour prouver qu'il était en vie, Naga aurait pu le croire mort, ou en tout cas lassé de vivre. Face à ce mur qui le coupait de Cameron, Naga se replia instinctivement sur lui-même se reprochant - une fois de plus - son inutilité et sa fourberie. Il était le seul responsable de cette barrière étouffante qui s'était formée autour de Cameron, le seul à n'avoir pu comprendre sa psychologie, le seul à l'inciter à dresser une véritable prison autour de lui - sa faute, sa faute, sa faute. Perturbé comme il l'était, Naga aurait pu s'asseoir à même le sol, au beau milieu des déchets, sans même esquisser un frisson de dégoût - c'est dire. Mais il restait là, debout, horrifié parce qu'il pensait avoir fait.
Inutile
déchet.
L'espoir lui revint lorsqu'une voix claquante et brusque, qui malgré sa force ne comportait rien de l'aplomb habituel de Cameron, vint le tirer de sa rêverie. Une voix un peu triste et brisée, c'est vrai, mais une voix de battant, qui cherchait à exister. Naga en oublia ses sombres pensées. Il attendait tellement cette main tendue appelant à l'aide qu'il se sentait sauvé par cette réaction - alors que c'était lui, qui était censé sauver. Il ne pourra jamais remercier Cameron pour ce qu'il fait sans s'en rendre compte - lui donner un sens dont il s'est toujours cru privé. S'il en parlait avec l'adolescent, Naga savait qu'il serait moqué. Mais son cœur était empli de gratitude et Naga voulait écouter.
Naga le laissa parler, essayer de trouver les mots justes pour exprimer ce qu'il ressentait. Cette impression de ne pas être à sa place, Naga ne l'avait jamais vraiment ressentie, aussi ne pouvait-il pas l'aider à compléter sa pensée, mais le fond commun de souffrance qui sous-tendait le tout était bien connu de l'Inuit. De cela il pouvait se rapprocher. Ce n'était pas cette grande souffrance qui gobait tout sur son passage et qui peignait les murs d'un noir fade et sans saveur - plutôt le petit pincement de cœur lorsqu'on s'en rendait compte qui remontait ensuite progressivement vers la gorge, qu'il encombrait, puis vers la bouche, qu'il courbait. Un petit malheur qui n'était pas digne de recevoir ce mot et qui, pourtant, savait pourrir la vie.
Les personnes vraiment tristes ne peuvent pas comprendre nos petites douleurs quotidiennes, à quel point elles nous détruisent - et on passe à côté de notre vie parce qu'on ne se donne pas le droit d'être malheureux...
Il écouta jusqu'au bout.
Jusqu'au moment où la réponse devait tomber.

« Non. » Cet aveu d'impuissance s'échappa de lui avec naturel, sans qu'il cherche à le retenir. Naga ne faisait pas les choses bien, et il le savait. « Mais j'apprends à les réparer. »

Il se tut - le trémolo de sa voix était de toute façon éloquent. Il ne savait même pas comment corriger les choses - il se contentait de l'apprendre, avec toute la maladresse que cela supposait. Naga n'était pas un grand sage capable de dispenser ses connaissances aux personnes en détresse. Mais il avait des idées, et il pouvait se baser sur ce qu'il connaissait pour essayer de construire une réponse à peu près satisfaisante. Il essaya de comprendre ce que Cameron pouvait ressentir, ainsi recroquevillé. Il voulait disparaître, sans doute, parce qu'il ne se sentait pas assez digne de cette vie - et sans doute parce que les autres avaient imprimé cette idée dans son esprit. Naga se sentait révolté - révolte bien utile, puisqu'elle lui permettait de justifier aussi ses plus mauvais côtés : tout le monde avait ses faiblesses, mais pourquoi si peu de tolérance avec celles des autres et tant de complaisances avec les siennes propres ? C'est naturel de se comporter ainsi, mais y'a des fois où faut se poser la question.

« Je sais que ça ne sert à rien de te dire que tu es bien comme tu es - quand tu n'y crois pas, tu ne vois que tes défauts, et tu te rends compte à quel point tu es différent de la personne parfaite que tu aimerais pouvoir être. Et au fond, on peut toujours s'améliorer, on n'est jamais parfaits, et il y a toujours des choses à corriger. Mais je crois que si on s'améliore sur un point, on deviendra pire sur un autre. »

(je n'ai jamais prétendu que Naga était optimiste, et il se rendait bien compte à cet instant précis à quel point il pouvait se montrer défaitiste)
Naga s'approcha de Cameron, s'accroupit pour se mettre à son niveau, écouta sa respiration étouffée, observa la crispation de ses muscles qui suivait le cours de ses pensées. Il ne ressemblait jamais à cela quand il déprimait - Naga était plus mou, il s'étalait, il s'oubliait, car il ne voulait plus sentir son corps subitement chargé de plomb. Il voyait les mèches de cheveux de Cameron s'échapper de son visage, et l'envie de les remettre en place lui vint. Naga préféra cependant ne rien toucher. Cameron n'apprécierait sans doute pas d'être traité comme un fragile, et même dans cette position de faiblesse... quelque chose de fort émanait de lui, quelque chose dont Naga l'élégant était dépourvu, et qu'il rêvait secrètement de posséder. Une puissance particulière qu'on appelle la vie. Cameron n'était pas fait pour mourir.
Naga sourit et s'installa dos au canapé, après avoir pris la peine de débarrasser tout ce qui pouvait se trouver entre le sol et lui.

« C'est dur, de prêter attention à l'avis des autres, hein ? demanda-t-il sur le ton de la conversation. Moi je pense que ça nous détruit, si on y prête trop attention. Mais en fait, je pense qu'on devrait s'en foutre de ce que les autres pensent de nous, et qu'on devrait d'abord chercher à être une personne qui s'apprécie. Dis, Cam, tu t'apprécies, toi ? »

Étrangement, en énonçant cette vérité toute simple, Naga avait également l'impression de faire sa propre thérapie. Il était évident que lui-même ne s'aimait pas beaucoup, qu'il était bien prompt à regretter des paroles ou des réactions provoquées par son impulsion plutôt que par son cerveau. Naga réfléchissait sans doute trop, aussi, donc n'aimait pas sa spontanéité qui lui semblait sauvage et incontrôlée. Mais celle de Cameron était d'une nature plus digne, sauvage dans le bon sens du terme, et n'ayant pas forcément besoin du contrôle de sa pensée parce qu'elle était fondamentalement inoffensive. Il ne risquait pas de blesser quiconque ainsi - quoique, physiquement, c'était moins sûr.
Naga essaya de ne pas soupirer. Il fallait se l'avouer, il idéalisait un peu trop Cameron en cet instant précis - sauf qu'il avait l'impression que le jeune altermondialiste avait plus de chances que lui de réussir là où lui-même avait échoué.
Sam 1 Avr 2017 - 22:45
Le juste, la justesse, la justice ne t'ont jamais appartenu, n'ont jamais été de ton domaine, de ton royaume ; c'est bien pour cela que tu interroges Naga, songeant qu'en sa qualité d'aîné il saura t'indiquer une voie à suivre à défaut de te l'imposer, ou tout au plus qu'il sera en possession d'une expérience, d'un passé suffisamment éloquent pour te proposer une définition, une signification valable de ces mots. À cet instant ondule en toi plus d'espoir que d'attente à son égard, plus d'espérance que de patience, et tu abandonnes au silence le temps nécessaire à la recherche d'une réponse qui puisse te satisfaire – du moins est-ce le principal motif de ton expectative. Alors quand claque enfin la voix de l'Inuit, qu'enfin l'arc de sa langue décoche sa flèche à ton adresse, la moindre fibre de ton esprit se dresse à sa rencontre, fébrile, avide de combler le manque qu'y ont creusé tes incertitudes – et ton souffle se pétrifie. Non. Non il ne sait pas, lui l'adulte, lui devant l'autorité duquel tu fis agenouiller ton insolence, lui le garde-fier de ton arrogance ; ne sait pas et te l'avoue sans ambages, tellement direct qu'il semble agir à ses dépens, forcé peut-être, emporté à son insu par quelque élan incongru – troublé. Autant que toi par son attitude. Pourtant, tu ne couves envers lui aucun sarcasme, aucune rancœur nourrie à la becquée de ta frustration, et ce nonobstant ta nature profonde de râleur. Les conséquences du départ d'Ange, couplées à tes précédents débordements de même qu'à ton actuelle introspection, sapent toute tentative de rébellion superflue – mais comment expliquer cela à ceux qui ne te connaissent guère que pour tes frasques destructrices ou ta violence verbale, quand tu te retrouves déboussolé face à tes propres réflexions, égaré du dedans, rendu hagard par les nœuds coulants des serpents de ton mépris ? Ton unique souhait serait de te fondre dans la trame rêche du canapé, de t'y dissoudre au point que le monde entier oublie jusqu'à ton souvenir, parce que tu sais, toi, que si Naga est capable d'apprendre, s'il lui est possible de faire le constat de ses erreurs et de les recouvrir de baume, ce n'est pas ton cas. Peut-être ne le sera-t-il jamais, d'ailleurs, tant ton avenir ne ressemble à rien d'encourageant, à une nébuleuse opaque, un mur de béton, un mouton de poussière – tu te contentes de balancer tes injustices par-dessus ton épaule, quand tu ne les piétines pas jusqu'à ce qu'il n'en subsiste qu'une informe bouillie de pleurs. Tu peux toujours venir chouiner auprès de l'Alter ensuite ; au fond de toi, ton épicentre ne vaut rien.

Pourquoi lui as-tu posé la question, déjà ? Ce qu'il continue d'énoncer, et que tu écoutes avec une attention aussi vive que ta posture se montre désintéressée – étrange contraste dont tu te fais l'unique témoin – ne cesse de t'enserrer le cœur, de le compresser entre deux épaisseurs visqueuses ; d'un côté le rire jaune, bilieux, qui bute contre tes dents, de l'autre le marasme noir, nauséeux, que tu te retiens de cracher. Comme si c'était ton rêve, être parfait. Ça n'existe pas, la perfection, n'importe qui l'affirmerait. Et quand bien même, tu n'es pas de ceux qui la revendiqueraient, étendard au poing, héraut de la transcendance, clamant la perfectibilité de l'homme et l'accession à une stase plus haute, plus digne, plus pure. Divine. Être parfait. Critère ou essence ? Connerie que tout ceci. Ne peut être parfait que ce qui ne touche pas aux hommes – eux que tu connais miséreux, méprisables et mauvais. De parfaits clones de ton âme, en toute ironie.
Et pourtant, derrière les grincements d'ivoire que font résonner les paroles de Naga se faufile un infime réconfort. La sensation diffuse et apaisante, quasiment atone dans le vacarme de ta conscience, de ne pas être jugé. Non pas compris, car qui pourrait prétendre te comprendre quand toi-même tu n'y parviens pas, mais au moins reconnu dans ta singularité, dans ta spécificité d'enfant perdu en quête de repères. Sur l'océan où tu dérives, la dérisoire étincelle d'un îlot de terre. Dès lors, si le pêcheur ferre juste dans ses enseignements, avec cette même dextérité qu'il a à ramener ses poissons, qu'est-ce qui empirera en contrepartie de ton progrès ? Qu'est-ce que tes efforts en vue de t'améliorer aviliront en retour ? Balance vouée à un inexorable déséquilibre. Cette perspective t'écœure.

Tout à tes spéculations, tu ne réagis pas dos à ce trouble momentané de l'air, à ce remous sculpté par l'impulsion de Naga, sa fulgurance trop vite refoulée dont il conserve néanmoins le rapprochement. Tu sens, là, près, entends les soupirs de ses vêtements frottant le meuble où il s'appuie, le froufrou de ses doigts soupirant et sa langue qui s'active encore, qui façonne sur son tour noueux les poteries sur lesquelles s'appliquent ensuite les tesselles de ton entendement. Il t'offre la matière à partir de laquelle construire ton raisonnement, la terre meuble où semer tes réponses – celles-là qui ne poussent qu'à de trop rares saisons, de la fin d'avril au début de mai les années bissextiles, lorsque Mars est à son aphélie et que Mercure flirte avec le Soleil. Et il parle, parle, l'Inuit, avec tant de franchise et tant de délicatesse mêlées – alors que tu croyais que la première n'était jamais que brutale et blessante – que tu en oublies de te blinder. Oublies de te protéger. De t'enfermer dans ta haine et ta tristesse. Un petit jour se fait à travers la muraille de ta forteresse, maigre et falot, certes, mais un jour quand même, lumineux, paisible, qui éclaire tes recoins obscurs où nichent les larves répugnantes de tes doutes.
Est-ce que tu t'apprécies ?
Insolite interrogation.
C'est si stupéfiant, si inconcevable, que tu redresses la tête vers ton camarade – de quoi deviner s'il plaisante ou non. Et non, une nouvelle fois. Il est très sérieux, ne l'a peut-être jamais autant été – et ton rictus risible vient mourir au pied de ton effarement tandis que tu te retournes, t'allonges désormais face au ciel. À cause de ta posture, tu ne devines guère que les contours de sa chevelure – son visage t'est masqué par le point de vue quand tu aimerais savoir quelle émotion le recouvre à cette seconde. Guette-t-il ta réplique, certain d'avoir visé le mille ? S'embourbe-t-il à son tour dans quelque sombre nuée ? Tu ne veux être seul à exhiber tes douleurs, cette idée te terrifie ; ce serait tellement humiliant. Tellement minable.
Car il est évident que la réponse est, encore et de façon indélébile, non.
« Pourquoi, toi oui ? » relâches-tu après une longue pause, les lèvres descellées et sèches de n'avoir pas trouvé de meilleure riposte. Puisqu'il s'agit bien d'un aveu latent, greffé dans la courbe innocente d'un point final – sous-entendu, pas moi. Ce que tu ne diras jamais, pas de cette manière, telle une gifle assénée à ton orgueil. Tu ne t'apprécies pas, tu ne t'aimes pas, et ceux qui osent te déclarer leur affection sont des menteurs, des aveugles, des ignorants ; tout est à jeter chez toi, preuve en est que tes parents l'ont fait, que le Vieux l'a fait, parce qu'ils ont vu en toi le déchet que tu es, et les ordures à la rue, au rebut. Tout est clair, d'une éblouissante cruauté. Ta voix ne se brise pas en l'exposant. Ton œsophage ne se noue pas autour de cette vérité. Et cependant l'animal en toi n'en finit plus de pleurer. Comment s'aimer loin des autres quand se reflète en nous leur aversion ? Tu la traînes comme un boulet dont tu ne peux te détacher.
« Tu penses qu'c'est possible, d'vivre sans personne qui nous..., qu'on peut s'sentir bien si... si personne tient à nous ? Genre, est-ce qu'on vit toujours si on s'dit ''j'peux disparaître demain, tout l'monde s'en fout'' ? …Est-ce que c'est c'que pensait Ange aussi et qu'c'est pour ça qu'il est parti ? »
Les mots s'enchaînent dans ta gorge, se libèrent les uns après les autres au fil d'une étonnante sobriété. Tu as la sensation de déchirer une couche de nuages en t'adressant au silence, de transpercer un mur d'ouate dont tu n'espères aucun conseil ; juste parler à ton tour, puisque soudain plus personne n'est là pour t'entendre, et te foutre de ce que les autres pensent de toi, les autres qui ne savent pas, qui ne s'intéressent pas et se permettent de médire.
« J'crois qu'être tout seul, j'veux dire, tout seul tout l'temps, et de l'intérieur aussi, on finit par mourir. Pas physiquement, hein, pas l'corps, mais c'qu'on est, la personne qu'on est. Qu'il faut au moins quelqu'un, juste un, ça suffit, c'est assez, parce que ça nous sort de nous-même. Si on reste dedans soi, on meurt. Ou on d'vient fou. Et jamais on pourra s'apprécier. »
Ton vécu résonne derrière ces sentences à la tonalité déroutante – rarement as-tu montré ce faciès-là à quiconque, bizarrement sentimental, humain, pendant que tu sens se lover en toi la réminiscence de mèches enneigées, de prunelles glaciales et d'un cœur au goût d'incendie. Tu as ce quelqu'un, toi. Tu l'oublies parfois, tu le négliges souvent, mais tu en possèdes la certitude au fond de l'âme. Alors tu ne mourras pas. Pas tant qu'elle te fera exister.
Lun 10 Avr 2017 - 21:43
Placer Naga en position de conseiller était incongru, et le jeune homme le savait, il ne disposait pas de la sagesse nécessaire pour guider un jeune homme et ne pouvait même pas prétendre appliquer les platitudes qu'il récitait. Cameron seul devait ignorer que l'Inuit n'était pas fait pour occuper ce rôle : il ne voyait que la grande taille de son aîné, une taille d'adulte, qui s'accompagnait d'un corps que le travail physique quotidien avait permis de développer sans faire de lui une montagne de muscles ; il ne voyait que la blancheur des cheveux impeccablement coiffés et décolorés, dont la coupe droite et seyante encadrait un visage bien dessiné, à la peau parfaite, et des yeux d'un gris de perle qui remontaient légèrement en amande sur les cotés - et devait se dire qu'une personne aussi soignée ne pouvait être négligée de l'intérieur ; il n'entendait que les paroles sereines de Naga, qui s'imposaient comme des maximes bien utiles parce que chacun était libre de les interpréter comme il le voulait, sans se demander un seul instant le sens véritable de ces mots. Il ne voyait pas les doutes et le remords qui rongeaient Naga de l'intérieur, ces pensées acides qui dissolvaient le peu d'amour-propre que l'Inuit possédait ; il ne voyait pas la souffrance que les autres lui causaient, en lui reprochant en silence - peut-être involontairement, d'ailleurs - d'être ce qu'il était, de ne pas être parfait, de ne pas savoir écouter lorsqu'il n'en avait pas envie, de ne pas se montrer excessivement gentil pour s'attirer les bonnes grâces des autres, de faire preuve d'hypocrisie d'une manière qui n'était pas acceptable, car Naga feignait trop souvent l'amitié pour ne pas avoir à exprimer sa véritable opinion ; il ne se doutait pas des déceptions qui noyaient petit à petit Naga telles des vagues déchaînées s'introduisant dans son navire pour le couler. L'aurait-il su, comment Cameron aurait-il perçu le discours de Naga ? Aurait-il accepté l'humanité de Naga si ce dernier la lui avait montré ? Il ne se serait sans doute pas posé la question s'il n'avait pas l'impression, d'une façon ou d'une autre, qu'il trompait Cameron en essayant de le conseiller.
Un jour, il faudrait s'aimer - Naga en prenait conscience au moment même où il interrogeait Cameron. Il n'avait pas à valider toutes les faiblesses de son caractère - que d'ailleurs, tout le monde possédait. Mais Naga devait trouver un moyen de vivre en paix avec lui-même, de s'aimer sans faire l'impasse sur ses défauts, qu'il devrait travailler sans cesse à corriger, de prendre conscience de ses qualités et de tout faire pour les cultiver. Certes, sur l'instant, Naga était incapable de citer un seul trait de caractère qu'il aurait pu aimer, tandis que la liste de ses défauts se serait faite interminable. Mais il n'avait pas à y réfléchir en un jour : il avait des mois, des années pour apprendre à se connaître - et après tout, n'était-il pas à Pallatine pour s'améliorer ? -, et s'il ne trouvait pas la solution demain, il n'aurait qu'à réessayer après-demain. Naga prenait cette décision en silence, comme une façon de se libérer de ses démons du jour, mais il se doutait bien qu'il y avait un fond de vérité dans ce qu'il pensait - tout comme il y avait eu un fond de vérité dans les conseils à Cameron, que ce dernier avait su dénicher alors même que celui qui les avait prononcées en était incapable. Changer sa vision des choses - c'était peut-être tout ce qui lui manquait encore, et ce sur quoi Naga devrait travailler.
Cependant, éviter toute introspection était difficile lorsque Cameron, qui ne s'aimait guère, retournait la question à celui qui l'avait posée. Naga aurait dû se douter qu'il ne pouvait échapper à y répondre à son tour ; mais l'eût-il su, il aurait posé la question tout de même. Il préféra prendre la question sur le ton de la plaisanterie et donna un ton rieur à sa voix lorsqu'il répondit :

« Moi ? Bien sûr que non. Et c'est la source de tous mes problèmes. »

Ce qui n'était pas loin de sa pensée, car Naga pensait effectivement que le seul fautif dans son histoire personnelle, c'était lui-même - parce qu'il avait ignoré, dédaigné, trahi avant de s'enfuir et qu'il ne parvenait plus à accuser les autres de sa propre stupidité. Il nimbait les autres d'une aura d'innocence qu'il ne parvenait pas à considérer comme excessive. Il faisait de lui-même un portrait à charge qu'il ne parvenait pas non plus à considérer comme exagéré. Mais maintenant que Naga constatait l'étendue de la haine qu'il avait envers lui-même, et qu'il posait l'existence de celle-ci comme étant indésirable, il n'était plus si sûr de lui...
Naga était un peu embarrassé, tout de même, et il ne réussit pas à relancer la conversation. Il ne savait pas si Cameron était enfin apaisé, s'il avait pris le chemin de la guérison ou s'il était définitivement perdu. Comment savoir. Naga regrettait qu'il n'existât aucun manuel apprenant à chacun dans quel état les autres se trouvaient. En plus, si on était capables de faire preuve d'autant de compassion, plus personne ne souffrirait, ajouta mentalement Naga avec un brin de naïveté. Mais si toute mort ou si tout accident n'était que le fait du hasard, n'en deviendraient-ils pas plus cruels encore ?
Il en était encore à hésiter quand Cameron exprima une nouvelle fois ses doutes - mais qu'avait donc fait Naga pour mériter tant de confiance, l'Inuit n'en savait rien. La solitude effrayait Cameron, et il craignait d'en mourir s'il se retrouvait tout seul. Mais la question était un peu plus complexe que cela, et Naga préféra répondre avec prudence.

« Non, on n'est pas faits pour vivre seuls, ça se saurait sinon, à part les ermites qui s'en font un mode de vie, mais bon, ce n'est pas donné à tout le monde non plus. Certains ont plus besoin des autres que d'autres, mais au final, tout le monde a besoin de quelqu'un qui tient à lui et pour qui sa disparition serait perceptible. »

Naga marqua une brève pause, avant de devenir trop amer. Le nombre d'amis véritables qu'il possédait était vraisemblablement de zéro. Oh, bien sûr, le nombre de ses connaissances était bien plus élevé, et il y avait un tas de personnes qui appréciait sa compagnie et serait attristé de le voir partir, mais personne ne le connaissait vraiment, ni même ne s'intéressait à lui. Ils partaient tous du principe que le caractère piquant de Naga signifiait qu'ils pouvaient se permettre de se montrer dur avec lui, alors que c'était tout l'inverse : il revêtait parfois l'apparence d'une carapace défensive destinée à cacher aux autres ce que Naga pensait. Même ceux qui se montraient gentils avec lui ne pensaient pas à en savoir plus sur lui. Et c'était là une solitude plus forte que ce que Cameron, l'adorable et spontané Cameron, pourrait connaître de toute sa vie.
Mais Cameron, justement, ne risquait pas cette solitude, et Naga préféra serrer le poing avant de continuer :

« Mais tu sais, tu n'es pas seul, il y a des gens qui tiennent à toi. Il y a ta sœur, d'abord : elle ne t'abandonnera jamais, tu sais, et tu pourras compter sur elle. Et puis... il y a moi. »

Naga toussota légèrement pour cacher sa gêne - il avait l'habitude d'affirmer avec véhémence son amitié, mais jamais aussi sincèrement, et il avait aussi l'impression qu'il s'engageait dans quelque chose qui le dépassait et qui l'enchaînerait pour les décennies à venir. La solennité de cette déclaration effrayait un peu Naga, qui n'était pas sûr d'être à la hauteur de l'amitié de Cameron, et qui était certain de devoir le trahir dans un futur plus ou moins proche ; mais au moyen, il aurait essayé, et l'Inuit ne voyait pas quoi dire d'autre sur le moment...
Dim 23 Avr 2017 - 21:44
Tu ne comprends pas Naga. Ne l'as jamais compris, n'as jamais cherché à le faire non plus, parce que peut-être tu crois qu'il est de ces personnes qui te seront pour toujours indéchiffrables, qui refuseront sans cesse de te tendre la clef de leur jardin intérieur, ce patio tranquille où s'ébattent paisibles mammifères et reptiles effrayants, ce parc zoologique où de féroces grizzlis côtoient d'indolents rapaces, où les ruisseaux glougloutent d'or et de fiel, où les herbes folâtrent telles mille épées sur le fil desquelles s'écoulent de vertes viscères et où, dissimulé derrière une forteresse d'ajoncs déflorés, palpite le cœur fragile, pâle et sombre, le cœur de l'Homme. Oui, tu es persuadé que l'Inuit est de ceux-là, que derrière sa présence se cachent ses envies d'absence, que sa proximité n'est qu'un prétexte à son éloignement et qu'il préférerait te tromper cent fois que de t'accorder sa confiance une seule seconde – tu t'y obliges, à penser ainsi, car il est évident que tu ne saurais endurer l'effet inverse, que tu seras incapable de recevoir ce que tu cherches en lui à tâtons, à l'aveugle, à l'instar d'un jeu où il te faudrait basculer en arrière et le laisser te rattraper. Tu te refuses à tenter l'expérience, non parce que tu crains qu'il ne soit plus dans ton dos, mais bien qu'il y soit ; et que tes épaules heurtent son torse sans s'y fracturer, et que ses poignets glissent sous tes aisselles pour te redresser, et que sa spinale, sage et solide, soutienne la tienne, souple et svelte. Tu te refuses à l'observer s'approcher quand tu continues de jeter dans sa direction des regards anxieux, loin de demander son approbation mais proche de réclamer son attention, en un insupportable rejet avide.
Peut-être parce qu'il se déteste autant que toi – malgré sa maturité, malgré sa beauté.
Et peut-être parce que lui est capable d'en rire. Avec amertume. Avec négligence. Mais d'en rire quand même.
Entendre Naga approuver ce que as tant peiné à exprimer, ou tout du moins confirmer tes dires par le biais d'un exemple qui l'implique à son tour, est une sensation bizarre que tu ne peux réellement décrire. Là, alors que ta rétine n'en finit plus de se noyer dans la monotonie de l'appartement, tu as l'impression d'écouter les vibrations ténues d'une réalité ricochant ; c'est mieux dit quand cela provient de ton aîné, au point que tu en oublies que c'est toi l'initiateur de la pensée et que tu te retrouves à acquiescer immobile, songeur, la poitrine pleine d'un vide au fond duquel se répercutent les paroles du pêcheur. Ta disparition serait-elle perceptible à Sidney, Sidney qui vit si loin désormais, Sidney que tu ne vois plus tous les jours et qui ne remarquerait ton évanouissement qu'au bout de plusieurs semaines puisqu'elle a tant à faire de son côté, que vous vous êtes abandonnés nonobstant votre attachement, et que tu as tendance à ne plus t'inquiéter de ce qu'elle ne t'envoie pas de ses nouvelles ? Sidney, ta Sidney, ta mégapole et ta patrie. Es-tu en train de perdre la seule et unique personne aux yeux de laquelle tu possédais une once d'importance ? C'est la question qui vient tourbillonner à l'intérieur de ton crâne tandis que, avec une brutalité telle que tu en restes sans voix, l'Inuit te gifle sans bouger de sa place.

Tu jaillis hors de ta conscience comme un plongeur brise la surface de l'eau – d'une poussée sauvage, brusque –, arraché aux flots inertes par une poigne surgie de nulle part et à laquelle tu ne t'attendais clairement pas, trop choqué pour te débattre, trop bouleversé pour répliquer. Lui ricaner au nez ou ravaler tes larmes ? Se foutre de sa gueule ou le remercier ? Les possibilités de réponses, rassemblées en une cacophonie d'émotions contraires, se fracassent les unes contre les autres dans un mutisme hébété. Si seulement il se moquait de toi ! Si seulement tu avais perçu, à l'orée de son timbre, un éclat railleur, un bref persiflage qui eût légitimé ton emportement ! Mais rien, rien que la vérité simple, sobre, crue, quoi, rien que l'embarras et la peur de dire ce qui ne se dit pas, d'offrir ce qui ne s'achète pas, de donner ce qui ne se reprend pas. Et toi, confus, pris au dépourvu, le myocarde perclus d'une douleur chaleureuse dont tu ignores les origines, qui ne sait plus quoi bégayer pour s'assurer une contenance. Par trois fois ta bouche s'entrouvre, laisse les araignées y tisser leur toile puis se referme pendant que ton visage se baisse vers l'auteur de tes troubles, se détourne et tente de se cacher contre ta clavicule.
Quelque part, que Naga ait la prétention de t'avouer son affection t'offusque et te démange – à aucun moment tu n'as souhaité qu'il t'en fasse la confession ni même qu'il ressente pareil sentiment à ton égard – comme un accord tacite entre vous qu'il viendrait de violer – ou une poignée de main forcée que tu rechignes à serrer et que tu ne pourrais néanmoins repousser sans culpabilité. Pourtant, tu devines qu'il lui a fallu une dose impressionnante de courage pour extirper ces mots de son gosier – en témoigne sa légère toux – et qu'il attend, d'une manière ou d'une autre, une réciprocité. Qu'il fût le premier à faire un pas vers toi ne devrait pas te contraindre à agir de même, surtout qu'en temps normal tu ne daignerais même pas lui accorder le moindre souci ; or, ce n'est pas un pas ordinaire que le jeune homme a exécuté. Dans l'histoire, ce n'est pas toi qui bascules en arrière. Erreur de perspective. C'est lui.
« Tu... Tu tiens à moi ? »
Tu répètes, plus pour en inscrire l'essence sur les parois exsangues de ton cœur que pour meubler le silence devenu étouffant. Tes jambes se replient en tailleur tandis que tu gigotes, mal à l'aise à cause de ces syllabes incongrues que tu n'as jamais dénichées chez quiconque, faute de les mériter. Si elles jouissaient d'une densité, d'une concrétude, tu essaierais de les attraper en lançant le bras à travers l'espace, d'en palper la texture inédite, le velours tranchant, mais face à leur incarnation aux mèches de neige, tu te figes et retiens tes doigts. Ce serait si facile de détruire la délicatesse de l'instant – d'écraser entre tes phalanges toute marque de sensibilité –, sauf que tu ne peux t'y résoudre, piégé entre ta gratitude et ton dégoût d'être aimé.

Pourquoi ? as-tu la curiosité de demander, bien qu'aucun son ne franchisse la barrière de tes dents. Ses raisons ne t'importent que trop peu ; à dire vrai, tu t'interroges davantage sur ta capacité à supporter le poids de cette sympathie, voire à l'exposer à ton tour. Car Naga n'appartient pas à cette caste d'adolescents pour qui les insultes et les railleries sont transformées en un langage amical, pour qui se frapper dans les mains signe leur salut et qui mêlent leurs rires à leurs hurlements en une communication bruyante et décomplexée. Tu ne peux lui présenter ton majeur sans craindre qu'il ne soit en mesure de te le casser. Alors que tu puisses lui faire confiance, après tout, pour quoi faire ? Qu'il soit le premier à te manifester verbalement son amitié ne l'érige pas en exemple.
« J'pas b'soin d'aide, j'peux très bien m'débrouiller tout seul ! » lâches-tu finalement en bondissant sur tes pieds à l'autre bout du canapé, droit debout, avant de fixer tes paumes ouvertes. « Si j'suis pas capable d'gérer mes problèmes, c'est qu'les gens ont raison d'dire qu'j'vaux rien. Parc'que... j'me fous d'pouvoir compter sur les autres. C'est qu'ceux auxquels j'tiens puissent compter sur moi qui compte. Ouais ? »
Et tu te retournes pour lui faire face – pour déceler dans ses prunelles polaires, ni approbation ni soutien, uniquement la trace que ton brasier soudain y aurait dessinée en guise d'appel, de cri, de promesse. D'un moi aussi que tu n'arriveras probablement jamais à énoncer et qu'il lui faudra, à grand peine, décrypter.
Sam 29 Avr 2017 - 23:22
Naga s'était dévoilé comme il le faisait rarement, avec beaucoup de pudeur et de maladresse, mais avec sincérité. Cette dernière qualité lui avait trop souvent manquée durant sa prime jeunesse, et il se souvenait de toutes ces fois où un aveu avait patiemment attendu à la barrière de ses lèvres sans jamais pouvoir la franchir, un aveu d'amour absolu d'un fils envers sa mère, mais que le regret plus encore que le désintérêt avait toujours tu. Naga n'avait pas correctement aimé sa mère sans qu'elle ne le lui eût jamais reproché, et il eut supporté ses reproches mais pas la douceur de son regard alors qu'elle le regardait s'éloigner dans une voie qui n'était pas mauvaise, mais qui la faisait souffrir. Il s'était toujours dit par la suite qu'il ferait des efforts pour arranger les choses, mais toutes les fois suivantes s'étaient achevées sur le même air de déception. Il était trop tard, désormais, et il s'adonnait encore au même vice de pudeur excessive, comme s'il n'avait rien appris de ce qu'il avait vécu. Naga répétait toujours les mêmes erreurs, tel un héros tragique terrassé à chaque nouvelle représentation de sa pièce - lui seul ignorant que la scène a déjà été jouée infiniment. Mais ce jour-là, face à Cameron, Naga essayait l'honnêteté. Cette première expérience était plutôt mauvaise, car il se sentait plus gêné que soulagé. Ce n'était pas très naturel chez lui, ce type d'aveu, il était plus facile de laisser aux autres croire ce qu'ils voulaient, mais passons. Il l'avait fait, et il ne se sentait pas libéré du tout.
Pour ne rien arranger, l'incrédulité de Cameron vint brillamment couronner la vacuité de l'effort de Naga. Le jeune homme ignorait comment réagir et partageait en tout cas la gêne de l'Inuit - la situation était incongrue. Et pourtant, ce n'était même pas d'amour dont il était question, juste d'une amitié dont il fallait prononcer le nom pour prendre conscience de sa solidité - et que manifestement ils n'assumaient pas complètement, névrosés qu'ils étaient. L'air devenait irrespirable de tension et Naga, qui avait fait beaucoup d'efforts depuis le début de leur conversation, n'y tint plus : il revint à ses vieux démons et céda à la tentation de l'irritation. Il ne voulait pas se répéter, une fois, c'était déjà assez pénible comme ça, et le souvenir de cette fois était déjà assez cuisante pour le faire cracher :

« Putain pourquoi tu poses de ces questions. »

Le ton n'était pas interrogatif, mais ce n'était pas un reproche non plus - juste une de ces répliques cinglantes dont Naga avait le secret, de celles qui lui permettaient de lâcher d'un coup toutes les émotions négatives qui encombraient son cœur et qui ne faisaient pas attention à ce qu'elles détruisaient sur le passage. Mais cette fois-ci, une pointe de vulgarité s'y était glissée - cela ne lui ressemblait pas vraiment, lui qui aimait les mots policés, mais il n'avait pas contrôler cette colère qui lui avait fait proférer ce mot. Colère ? Naga n'avait pas encore pris conscience qu'elle bouillait en lui, sous la surface, et qu'elle n'avait pas encore de cible bien précise. Il se doutait qu'il l'avait créée à force de s'apitoyer sur lui-même, mais il ne s'attendait pas à la voir surgir ainsi. C'était très mauvais, ça, il devait mieux se contrôler.
Le contrôle, c'était quelque chose que Naga maîtrisait plutôt bien, lorsqu'il ne décidait pas de s'exprimer avec spontanéité, ce qui voulait dire que le contrôle sur lui-même était fluctuant.
Mais Cameron ne l'avait pas entendu, car au même moment, il se dressa pour lui rejeter en pleine face son aveu. Naga se figea, surpris devant tant de virulence. Son sourire se crispa sur sa figure. Il aurait dû se détendre et rire de la réciprocité de leur relation, mais il n'appréciait pas vraiment le ton de Cameron, qu'il prenait pour une insulte. Naga voulait être respecté et instinctivement il défendait ce qu'il estimait être en droit de recevoir. Le choc de la réprimande passé, Naga se leva d'un bond et fut à deux doigts de crier :

« Moi non plus, j'en ai rien foutre que tu m'apprécies ou pas, je veux juste t'aider et... »

C'est étrange, comme parfois les mots ouvraient sur un réseau tentaculaire d'idées que l'esprit suivait sans direction précise - Naga se tut, brusquement conscient de ce qui se passait. Ce n'était pas la peine de s'énerver, ni de se braquer l'un contre eux - car Naga avait compris qu'ils avaient tous les deux plus ou moins réagi de la même façon. Les formes étaient différentes, Naga parlait moins pour mieux concentrer sa force dans ses mots, tandis que Cameron se répandait en défenses ardentes en faisant de la longueur une arme pour mieux ancrer sa vérité dans la cerveau. Le fond restait le même.
Et tout à coup, un rire, franc et libérateur, jaillit de la poitrine de Naga, un rire amusé plus que moqueur, le rire de quelqu'un qui s'amuse de lui-même et s'étonne de sa stupidité bornée. L'Inuit se laissa tomber sur le bout de canapé que le jeune altermondialiste avait libéré et replia les mains vers la poitrine.

« On est cons, tous les deux, vraiment... »

Il ne se préoccupait pas de savoir si Cameron partageait son avis ou même avait compris ce qui se passait : jusque dans son hilarité, Naga était solitaire et devait le rester.
Mar 2 Mai 2017 - 22:41
Il y a cette lueur tout à coup qui brille sur le seuil de la tanière où tu t'agites, cette tache de lumière qui fait scintiller le limon sale étalé sur le sol et les parois, et depuis la pénombre dans laquelle tu grognes – ourson mal léché par le fantôme d'une mère inexistante –  tu humes les odeurs qui s'en dégagent, tentes d'en deviner la provenance, puis brusquement sursautes en comprenant qu'il ne s'agit pas d'un innocent rai de soleil mais plutôt d'une gerbe enflammée qu'on secoue pour te déloger ; soudain Naga s'est levé, et en une seconde tu t'enroules sur la défensive, les épaules contractées, les yeux fauve, près de bondir sur le prédateur qui ose t'affoler – surpris pourtant d'une telle réaction quand tu n'essayais que de lui témoigner un semblant, une once, une dérisoire affection. Si c'est là tout ce que tu peux récolter de l'Inuit, alors autant abandonner tout de suite. Son exaspération, aussi brutale qu'impromptue, brise net ta tentative d'exécuter un pas dans sa direction, et davantage que l'étonnement, c'est l'horreur, l'effroi brûlant qui griffe ton visage lorsqu'il te balance cette phrase dont tu ne comprends pas la signification.
Pourquoi moi non plus, et pourquoi j'en ai rien à foutre, et pourquoi je veux juste t'aider ; pourquoi ces morceaux s'entrechoquent-ils d'un bout à l'autre de ton encéphale sans que tu ne leur trouves une quelconque cohérence, et pourquoi les laisses-tu fouetter ta chair quand il te suffirait de les esquiver ainsi que les blâmes ordinaires que les adultes t'assènent dès qu'ils en perdent l'intérêt ? Tu te tiens là, décontenancé, un ragoût d'émotions bouillonnant sous ton sternum, à attendre que ton aîné achève sa phrase – et ta patience par la même occasion –, à guetter le mot qui signera la fin de la trêve, la déclaration de guerre inepte que tu imagines mener à son encontre sans même en connaître les motifs – allez, qu'il balance ce qu'il a à dire, qu'il te jette à la gueule le mollard de son mépris et foule de la langue tes piètres efforts pour circonscrire tes sentiments. Tu l'attends au tournant.

Sauf que la bile cesse d'affluer dans la bouche du jeune homme. Que l'amertume n'inonde plus ses gencives. L'aigreur s'est retirée d'entre ses incisives, abdication précoce, et ne reste de son dépit qu'un dépôt rieur à la commissure des lèvres, substrat acide qui se transforme bientôt en un rire éclatant, d'une pureté déstabilisante. Naga rit – ô rareté –, s'amuse – de toi, de lui ? –, libère cette rancœur qui menaçait l'instant précédent de te sauter à la gorge, et tu l'observes, incrédule, toute armure superflue découpée sur la ribambelle de ses dents. Il se moquerait de toi que tu ne t'en apercevrais guère, tant ce revirement de situation te laisse pantois, bête, con, oui, c'est le mot – tant la spontanéité dont l'Inuit fait montre à cette seconde te couvre de honte et grignote tes joues d'une morsure rosâtre. Il irradie violemment, aussi bref et intense qu'un pulsar. À côté, tu n'es qu'un morne trou noir.
« Si tu crois qu'c'est facile... » maugrées-tu tout bas.
Mais tu ne crois rien du tout, et encore moins en ce que ton ami peut penser de vos comportements. Le tien s'en trouve blessé, non, lésé, non, tu ne sais. Tu ignores jusqu'à la sensation qui t'habite à ce moment, à voir Naga assis dans la même pièce que toi, les résidus de son hilarité luisant aux coins des paupières, alors que tu voudrais tellement être capable de cerner ces formes anonymes qui hantent tes veines et t'interdisent de te sentir proche de lui.
Avec Ange, c'était simple : tu ne cherchais pas à ce qu'il t'apprécie, ne quêtais chez lui nul acquiescement à tes actes ni à tes pensées. Vous vous opposiez, vous confrontiez, vous insultiez, et puis vous vous réconciliez, vous pardonniez – avec la maladresse d'un enfant devant un monticule de pâte à sel – et l'affaire était oubliée jusqu'à la prochaine crise. Avec Naga, tu le sens, c'est différent. Parce que tu ne le vois pas tous les jours, déjà, et de fait parce que la moindre humeur a le temps de se développer, de s'endurcir, de fermenter avant que tu ne puisses lui en parler ; c'est d'ailleurs la principale justification à ta distance – il y a en toi trop de futilités négligées, oubliées, balayées sous le tapis en attente d'un nettoyage de printemps qui n'arrive jamais, que tu ne parviens plus à en perforer la carapace. Et l'Inuit toujours provoque ton mutisme morose, ton repli dans les abysses saumâtres de ton ressentiment. Était-ce le jour où cette réalité pouvait enfin imploser ? Oserais-tu prétendre, à l'aune de son pâle souci, arrêter de ne voir en lui qu'un obstacle à tes envies ?
« Je... » Ton bras droit se lève et vient frotter son homologue en un geste embarrassé. Ta figure basse camoufle à travers tes mèches rebelles une moue gênée. « J'arriv'rai pas à ranger tout seul. » Un temps. Tes pieds nus tracent des arabesques de poussière brune sur le sol. « Tu veux bien m'aider ? S'teup. »
Sans doute est-ce l'unique main que tu daigneras lui tendre dans sa volonté de veiller sur toi, dans l'immédiat. Car sitôt que tu as prononcé ces syllabes, formulé cette requête, tu entendrais presque l'animal logé entre tes côtes se mettre à ricaner, à feuler, à railler cette faiblesse saugrenue – ta part humaine. Et tu courbes l'échine en te mordant la lippe, te détestant encore un peu plus pour cet insupportable aveu.
Lun 31 Juil 2017 - 10:25
La palette d'émotions que Cameron traversait alors que Naga s'énervait brusquement passa totalement inaperçue aux yeux de l'Inuit : il n'avait pas l'habitude de percevoir les moindres nuances du ressenti de quelqu'un d'autre que lui. Il ne savait donc pas à quel point ses paroles avaient pu toucher Cameron et lui faire mal, et peut-être cela valait-il mieux : s'il l'avait su, Naga n'aurait pas pu libérer son rire et ainsi essayer de rétablir un faible équilibre entre eux. Il attendait tout de même fiévreusement la réaction de son jeune ami, qu'il guettait de ses prunelles grises avec l'avidité d'un chien en manque d'attention. Il voulait savoir s'il avait réussi. Si Cameron irait mieux, désormais, s'il l'avait effectivement aidé à s'en sortir, où s'il n'avait fait que l'enfoncer dans les profondeurs de sa détresse. Mais le jeune homme n'était pas expressif comme Naga l'aurait souhaité : chez lui, la gentillesse explosait aussi bien que la colère, avant de se manifester en des bribes gênées de repentir. Impossible de savoir s'il était blessé, vexé ou au contraire soulagé.
Pourquoi les gens autour de lui n'étaient-ils pas plus nuancés ? Pourquoi flirtaient avec les deux extrêmes, une sensibilité exacerbée qui ne savait pas se cacher et un sensibilité cachée qui ne savait pas se montrer ? Pourquoi ne pouvait-ils pas être plus simples à déchiffrer ?
La tension finit de se dissiper lorsque Cameron, avec un peu de réticence, demanda à Naga de l'aider à ranger son appartement, arguant qu'il n'y arriverait pas seul. Ils n'avaient peut-être pas dit tout ce qu'il y avait à se dire. Cameron, d'ailleurs, n'avait pas vraiment réagi au rire de Naga : il pouvait très bien l'avoir mal pris comme l'avoir accepté. Mais il était d'accord pour passer à autre chose, mettre leur discussion de côté, et agir. Or, Naga le savait, l'action, c'était ce qui comptait le plus dans la vie. Parce que l'action sauvait des mauvaises pensées, permettait de se racheter, offrait un exutoire libérateur. Parce que les changements qu'elle effectuait étaient plus visibles que ceux de la pensée. Personne ne savait si la discussion avait effectivement changé Cameron. Mais tout le monde pourrait constater qu'il avait rangé son appartement.
Naga n'aimait pas trop les tâches ménagères - il les tenait en horreur, et, parce qu'il avait un travail physique, estimait qu'il avait le droit de se ménager pendant son temps libre. Néanmoins, l'état de l'appartement lui inspirait un tel dégoût - à un point qu'il se demandait comment il avait fait pour taire tout ce que désordre lui inspirait - qu'il se sentait brusquement volontaire pour tout nettoyer. Naga aimait l'ordre et la propreté, et si personne ne pouvait les lui fournir pour lui, il se les procurait de ses propres mains. Il ne savait pas forcément comment utiliser des produits d'entretien, mais ils avaient des instructions d'utilisation sur leur emballage, à la portée de tout le monde. Il était prêt à se retrousser les manches et à risquer de salir sa belle tenue pour le bien de l'appartement de Cameron.

« Avec plaisir ! répondit Naga avec un enthousiasme non feint. Je vais t'aider. Commence déjà par aller chercher des sacs poubelles - ou des sachets en plastique si t'en as pas - pour qu'on puisse jeter les déchets. »

Et Naga ouvrit le bal et débarrassant d'un grand coup de bras les déchets qui traînaient sur la table basse. Bien que tâchée, elle apparaissait déjà plus nette sans les objets qui l'encombraient. S'accroupissant, Naga entreprit de trier les déchets, en bon altermondialiste soucieux de l'environnement.
Mer 30 Aoû 2017 - 23:19
Tu ne sais plus trop pourquoi tu lui as demandé cela, du coq à l'âne – et c'est toi l'équidé, la tête de mule, l'âne bâté –, tu ne sais plus trop si tu te sens ridicule à quémander une aide qui n'est foncièrement d'aucune utilité, ou que tu crois n'être d'aucun intérêt, alors qu'en réalité tu es prêt à dire n'importe quoi pourvu que Naga ne t'abandonne pas une seconde fois. Ou bien si tu éprouves une curieuse nostalgie à te montrer ainsi plus responsable que quiconque ne le penserait, à retrouver chez ton aîné cette satisfaction qui pouvait, parfois, être celle du Vieux lorsque tu essayais de lui être aimable ou tout du moins serviable. Au fond, tu désires l'adoubement du pêcheur ; tu n'en as pas vraiment conscience, hormis ces lancinements à l'orée de ton cœur, mais par-delà la figure d'autorité qu'il symbolise tu voudrais – vœu dérisoire – qu'il cesse de te prendre pour un délinquant irrécupérable, un vaurien à dresser par les restrictions et les ordres, et qu'il essaye de te comprendre. Tout comme toi tu n'essayes pas de le faire, parce que tu ne possèdes pas les clefs. Ton attitude est des plus égoïstes. Cela, tu t'en es rendu compte à l'instant où il faillit s'emporter contre toi et où, soudain, tu découvris que lui aussi pouvait être blessé par ta colère ou ton dédain. Que lui aussi ne parvenait pas à t'apprivoiser et que cela le peinait. À sa manière de marin.
Alors tu tentes de lui laisser cette opportunité, espérant avec stupeur et embarras qu'il la saisisse. Ce qu'il fit.
Et tu expérimentas pour la première fois depuis longtemps, trop longtemps, le sentiment de la normalité. Tu en fus si perturbé que tu filas sans quérir ton reste en vue de rapporter ces fameux sacs – emportant avec toi ton trouble à bout de bras, l'esprit remué par cette vision d'un Naga ordinaire, ni hautain ni réprobateur, acceptant de t'aider pour des corvées dont il se serait sans doute bien passé, et ce sans exhiber nulle pitié dégoûtée ni la moindre volonté de recevoir de la gratitude.
D'égal à égal.

Vous rangeâtes l'appartement durant l'heure qui suivit, un temps suffisant au vu de vos talents respectifs pour le ménage, dans un silence qui n'avait rien de dérangeant, parfois tranché par quelque phrase solitaire, une remarque, un appel. Doux. Tu oublias tes griefs et jetas les cannettes vides de tes rancœurs avec les autres déchets encombrant ton âme ; les tessons de poteries qui contenaient naguère les amours végétaux d'Ange furent balayés en même temps que ton chagrin, même si tu n'étais pas dupe – cela ne fonctionnerait qu'un moment. Sitôt que tu te retrouverais seul, la nuit, dans cette maison que tu refuserais de quitter, tu entendrais la tristesse étendre ses racines entre les interstices du plancher et ramper jusqu'aux pieds de ton lit. Peut-être la chasseras-tu, inlassablement, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'une peluche grisâtre que tu confondras avec les poussières. Peut-être grossira-t-elle jusqu'à dégueuler ses encres hors du placard et t'étouffer sous ses monceaux de velours. Peut-être. Tu n'y songes pas à ce moment, occupé à frotter la vaisselle des dix derniers jours. Chaque chose en son temps.
Puis quand il te faudra dire au revoir à Naga, quand vous retournerez chacun à vos chères solitudes, tu auras probablement, sur le pas de la porte, l'audace – la bêtise – de le remercier d'être venu. D'être encore là. Avant de lui claquer la porte au nez, un peu honteux et gêné.
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