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constellations oubliées

Jeu 6 Avr 2017 - 21:28
La carte de nos étoiles
Astronaut & Prometheus
The steady burst of snow is burning my hands,
I'm frozen to the bones, I am
A million mile from home, I'm walking away
I can't remind your eyes, your face ▬ WOODKID

La nouvelle année est sur le point de commencer. Je me lève de mon canapé, coupe la musique, attrape clés, blouson et casque avant de filer au garage. Ma bécane est là, m’attendant sagement, encore endormie. Je souris lorsque je la vois, ma bête, sortant lentement de son hibernation au fur et à mesure que j’ôte sa housse. Son cuir craquelé, son chrome bosselé, c’est une vieille dame plein de caractère qui n’a pas honte d’exhiber fièrement ses blessures. Ce n’est pas la plus puissante, ni la plus rapide, mais j’en suis tombé amoureux au premier regard.

Je me souviens parfaitement de notre première rencontre dans ce qui était encore l’appartement de papy. Ma treizième famille d’accueil devait se rendre à une réunion scolaire, au collège de Stella – à moins que ce ne fût celui de Jordan, je ne m’en rappelle plus. Ils m’avaient laissé chez le père d’Emily comme on punirait un gosse en l’envoyant au coin. « On a qu’à le planquer chez le fou », c’est comme ça que l’affaire s’est réglée. A l’époque, papy commençait à perdre la tête. Il n’y avait plus aucun filtre entre sa pensée et sa parole, ce qui l’amenait à traiter sa fille de « pute » et son gendre de « connard », - ce qui n’était pas faux, soit dit en passant, mais ce qui n’améliorait pas les rapports déjà tendus entre les deux partis, ayant pour conséquence une interdiction de visite des petits-enfants chez leur grand-père. Quant à moi, il me traitait de « pièce rapportée », « morveux », « raté », « le gosse d’une pétasse pas foutue de garder son mioche ». En y repensant, je crois qu’ils avaient sciemment préparé leur coup, mes parents d’accueil. Papy, à cause de sa maladie, pouvait me dire ce qu’eux étaient obligés de taire, connivences sociales obligent. Qu’espéraient-ils ? Que je cogne un vieillard jusqu’à ce que mort s’en suive, entraînant mon arrestation pour violence aggravée puis mon incarcération dans un centre de redressement ? Enfin débarrassés de moi ! Manque de chance pour eux, rien de tout cela n’est arrivé. A la place, je suis tombé amoureux, à 15 ans et 4 mois, d’une Triumph Bonneville Bobber de 2004, offerte par les collègues de papy lors de son départ à la retraite. Il y avait leur photo accrochée dans le hall d’entrée, tous souriant dans leur bleu de travail, entourant un vieil homme ému aux larmes, juché sur sa moto flambant neuve.

« Elle te plaît ? »

Je sursautai, ne l’ayant pas entendu s’approcher, et ne pus lui répondre que par un hochement de tête.

« Bah alors, ils t’ont rendu muet ces trous du cul ou quoi ? T’as pas d’avis, peut-être ? T’es un teubé si ça se trouve. Ha ! C’est pour ça que tes parents ont pas voulu de toi, morveux.
-Oui ! je lui répondis, piqué au vif par sa diatribe.
-Oui quoi, morveux ?
-Oui, elle me plaît, je complétais, perdant de l’assurance petit à petit. M’sieurs, je rajoutais, histoire de ne pas avoir d’ennuis.
-Ha ! Moi ?! Un « m’sieur » ? Un m’sieurs de mes deux ! Ecoute-moi, morveux, tu m’appelles « papy » ou tu fous le camp d’ici, tu captes ? Msieurs, c’est pas pour moi ? Déjà que t’es le seul couillu à me rendre visite, tu vas pas commencer avec c’te connerie de politesse. Tes parents adoptifs ont trop peur que je chie sur leurs gosses de merde pour me les confier. Qu’ils se les carrent là où je pense ! »

Je crois m’être terré dans un coin, terrorisé par son coup de gueule, tonnerre d’été sur une mer agitée. Il avait fait l’armée étant jeune, terminant colonel pour fait d’armes. Il me raconta plus tard qu’il ne devait son grade qu’à la chance d’être le seul survivant de son régiment, et d’avoir sauvé la vie à la bonne personne.

« C’est tout moi, ça, gamin. Une suite de conneries de merde de circonstances. »

Il s’était tourné vers moi, mon crâne rasé, mes illusions de jeune soldat encore ancrées en moi. Il me les avait arrachées une par une, sans pitié.

« Les médailles, les titres, c’est fait pour les tapettes. Ceux qui aiment parader en bombant fièrement leur torse de couillons sans couilles. Les soldats, les vrais, c’est ceux qui n’oublient jamais d’être humain avant tout. Et je peux te dire qu’il n’y en a pas beaucoup, sache-le. »

De son grade, il avait gardé son ton de commandant habitué à se faire obéir, et rien d’autre. Après la guerre, il avait cassé sa tirelire afin de retourner en Irak et enterrer là-bas uniformes, médailles, honneurs « et toutes ces putains de foutaises, bordel ». Sa moto et son appartement. C’était ses seules possessions. Et ça me touche qu’il me les ait légués.

La nuit n’est qu’un amas de routes éclairées par le phare puissant de ma bécane. Son rugissement de bête avide brise le silence de mes heures perdues à ne pas trouver Morphée, à cauchemarder et se réveiller toujours trop tôt, à se demander où on est, ici ou dans le désert. Nous avalons les kilomètres sans nous soucier d’autre chose que du ciel manteau d’encre profond diluant ses ténèbres pour les teinter de rouge, de violet, et d’un braisier de couleurs enfin, lorsque pointe l’aube naissante. Au bout du chemin se dresse non pas la promesse d’un jour nouveau, mais une maison de repos, là où nous, « soldats invincibles consacrant (nos) vies à la lutte contre le terrorisme », redevenons de simples hommes en proie à nos angoisses. Les larmes qui n’ont pas coulées viennent ici nous noyer, et on nous aide à garder la tête hors de l’eau. Avant de nous renvoyer tout droit en Enfer.

La clinique n’a rien à envier à Versailles. Le gravier crisse sous mes pneus, transformé en sable doré sous l’effet des premiers rayons du soleil s’y reflétant. Je reste un long moment à contempler l’étendard jaune, savourant du bout de ma langue la chaleur de l’astre diurne. Je me dépêche de me garer, souhaitant retrouver le silence majestueux du désert. Je fais abstraction du cui-cui des oiseaux, de l’odeur de la rosée du matin, tout ce qui n’est pas l u i , et j’y suis.

D A N S L E D É S E R T . D A N S E D E S D É S I R S . T A S S E D ‘ E A U D E S A R T S .

Dans le désert. La vérité se prélasse, nue. Dans le désert. Je suis ému. Perdu. Retrouvé. Retourné à sa source. Dans le désert…

« Toi aussi, tu n’es pas revenu ? »

Je n’ai pas besoin de me retourner pour deviner qui me parle. Sa voix brisée, trop basse, n’a plus rien du timbre rocailleux, puissant roulement des rocs, souffle épique des montagnes des Pyrénées. Mon cœur saigne lorsque je lui fais face, à la gueule cassée de Justin, peau brûlée, bras gauche amputé, jambes bousillées. De sa beauté ténébreuses, envoûtante, plus aucune trace. Envolée, comme sa femme, envolée, retirée, arrachée. Son Dieu n’a même pas eu la clémence de lui laisser les yeux pour pleurer, crevés par les éclats de l’obus détruisant cet homme d’à peine 30 ans.

« Bonjour Justin. »

Je n’ai comme toute réponse qu’un :

« Alors c’est toi qu’ils ont choisi. Laisse-moi deviner, vous l’avez joué à la courte paille, hein ? »

Son visage se crispe, reprenant l’espace d’un instant les traits du soldat que j’avais connu, autrefois. Mais bien trop vite à mon goût, il se replie en lui-même, se métamorphosant en coquille vide.

« C’est tout aussi bien comme ça, il murmure dans un souffle. »

Il s’éloigne subitement vers les jardins, et je me dépêche de le suivre. Son pas est étonnamment rapide pour une aveugle, alors qu’il m’entraîne canne blanche en avant dans une allée de cyprès, le plus loin possible du centre.

« Tu es sûr de toi ? je lui demande une ultime fois, après qu’il se soit enfin arrête. »

Il soupire, plantant son regard bandé d’une croix rouge droit dans le mien.

« Regarde-moi bien, Camil Boyle. Regarde-moi bien et ose me dire que j’ai eu de la chance de survivre. Qu’est-ce que tu crois qu’il m’attende si je sors d’ici ? Ma vie est fichue. Je n’ai que cinq doigts, je marche grâce à des prothèses me faisant souffrir le martyr. J’ai fait un rejet de greffe de peau, mon visage entier me brûle. Sans répits. Je me nourris avec une paille et je respire par des tuyaux. Il n’y a pratiquement aucun espoir que mon état s’améliore un jour. Je n’ai plus rien à quoi m’accrocher. Je ne veux pas être un poids pour mes parents qui n’arrêtent pas de pleurer chaque fois qu’ils viennent me voir. Sans parler de ce noir qui me rend fou. J’arrête pas de voir ce qu’on a fait. Il m’accuse, tu sais, le désert. Dieu m’a salement puni, et en plus, il m’interdit de me suicider.
-C’est pourtant ce que tu t’apprêtes à faire, non ? je lui fais calmement remarquer.
-Techniquement, c’est toi qui appuieras sur la gâchette. N’oublie pas d’essuyer tes empreintes et d’y mettre les miennes. Puis tu posteras ça (il me tend une longue enveloppe qu’il tire de sa blouse), ma lettre d’adieux. Histoire que tu n’aies pas d’ennuis. »

Une soudaine envie de chialer me prend. On en est venu à tuer ses propres frères d’arme. Les massacres dans le désert, tout ce sans versé pour rien ne lui suffit donc pas, à cette chienne de guerre.

« Je suis désolé que ce soit tombé sur toi, il reprend d’une voix douce. Crois-moi, si j’avais le choix, j’irais en Belgique me faire euthanasier, comme un chien. C’est vraiment une connerie qu’eux y ont droit et pas nous. »

Je ne peux empêcher un petit ricanement de sortir de mes lèvres.

« Tu jures, maintenant ? je le charrie. »

Il rit.

« Que veux-tu ? Il faut bien une première fois à tout avant de mourir. »

Il prend une grande inspiration. Ses épaules se relâchent alors qu’il lève la tête au ciel.

« C’est… Agréable. Il fait bon, aujourd’hui. Je n’ai pas envie de mourir.
-Tu peux encore faire marche arrière, je murmure plus pour moi que pour lui.
-Non. Ne m’oblige pas à me répéter. Je n’en ai plus la force. Je n’ai plus... »

Joignant le geste à la parole, il tombe à genoux, prit d’une quinte de toux. Je me précipite pour le relever, mais il me fait signe de rester à ma place.

« Derrière toi… le pistolet … vite… S’il te plaît. »

Sa bouche se tord d’une drôle de façon et quelque chose de rouge en sort. Il enfonce son poing dans sa gueule, étouffant ses cris de douleur. A cet instant, il n’a plus rien d’humain. Je comprends que l’épargner serait cruel. Je n’ai pas le choix, je dois le tuer. Il a l’air de sentir ma détermination, car il essaie d’articuler quelque chose ressemblant à un « merci », sauf que ce n’est qu’un borborygme ayant plus de similitude avec un cri animal qu’une phrase complète. Il tousse et manque de s’étouffer. Je ferme les yeux, tentant d’échapper au sentiment d’injustice s’emparant de moi.

Je prends une grande inspiration. Me dirige vers l’arbre creux où je sais que l’arme est planquée. Elle ne pèse pratiquement rien. Je vérifie mécaniquement : une balle. Pas le droit à l’erreur. Elle ne pèse pratiquement rien et pourtant mon bras a du mal à la soulever. Je vise le cœur – une balle, pas le droit à l’erreur – et me rends compte que si je veux mimer un suicide, il faut que je me rapproche et tire à bout portant dans la tempe droite de Justin. Il n’y a que de cette manière que je pourrai être convainquant. Je me rapproche de la forme prostrée au sol, colle mon front au sien et ferme les yeux. Il halète. Il me donne envie de le protéger. Ma main colle le pistolet sur sa tempe. Il tremble. Je décale le canon contre mon propre crâne. Baiser d’amante longtemps attendu, corps de métal souvent tenu.

« Non, non… »

Justin pleurniche, sa morve coulant dans mon cou. Je lui souris, caressant son crâne nu.

« Adieu Justin. »

J’embrasse sa joue humide mal rasée, récolte sur ma langue le goût de son désespoir.

« Chhhuuut… On en a fini avec le désert, toi et moi. On est… (je vise, tire) …libre. »

Il tombe entre mes bras, mort. Le sourire aux lèvres. Je vise, tire. Je tombe entre ses bras, vivant. Les larmes aux yeux. Le chargeur est désespérément vide. Une balle, aucune erreur.

Sur le sol souillé de mon meurtre naît une fleur rouge, grandissant en même temps que la vie qui quitte doucement le corps de mon ami, partant sur la pointe des pieds, comme si elle avait per de le réveiller. Je pose l’arme fumante à terre, l’essuie, prends mille précautions pour ouvrir les doigts encore chauds de Justin et poser son assassin au creux de sa paume. Il sourit toujours lorsque je me retourne une dernière fois. Il a l’air paisible. Je garderai cette vision de Justin. Elle fera taire mes remords, mon angoisse. Elle fera taire les voix de l a t ê t e c o u p é e et de M a r c e l. Surtout celle de M a r c e l. Je les enterre tous pendant la cérémonie de Justin, entourés des derniers camarades encore vivant, visages fermés de circonstances. Mais ils savent ce que j’ai fait, et je sens aussi leur soulagement que notre ami soit parti comme il le désirait. Je sens leur présence rassurante autour de moi. Deux d’entre eux m’encadrent lors de la messe, prêts à me cacher ou m’emmener prendre l’air si jamais je craquerais. Mais je suis un soldat. Un soldat ne pleure pas. Un soldat ne crie pas. Un soldat reste loyal jusqu’au bout, quoi que puisse lui coûter le poids des secrets qu’il garde en lui. Je serre la main de sa mère, effondrée. Je serre la main de son père, qui lutte contre son chagrin, agissant en homme, en vrai, protégeant de son bras valide le corps secoué de sanglots de son épouse. Il me retient plus longtemps que nécessaire, sa poigne écrasant mes doigts coincés en-dessous. Son regard est droit et franc comme celui de feu son fils. Il sait. Il a compris ce que nous avons fait, les camarades et moi. Il penche légèrement sa tête, me remerciant. Je me dépêche de céder la place au suivant. Qui remercierait l’assassin de son enfant ? Quel est ce monde où les parents assistent à l’enterrement de leur fils unique ?

J’écrase ma main contre mon visage, effaçant rageusement les traîtresses de larmes coulant sur mes joues. Je sens qu’on m’entraîne à l’extérieur de l’église au vent frais fouettant subitement mes joues. On me tend un mouchoir. Les yeux de mes frères évitent de me regarder, fixés droit devant eux. Il n’empêche qu’ils ont tous un grain de poussière sous les paupières, se frottant « discrètement » à cet endroit. Je me mouche, essuie mes joues, prends un moment pour me remettre.

« Ce pollen, c’est une horreur. Ça te fait chialer au moindre coup de vent. »

Le mensonge est plus facile que l’âpre vérité. On acquiesce tous, même si le petit cimetière est dénué de la moindre verdure. Justin repose quelque part par-là, sa plaque de marbre indiquant en lettres dorées l’emplacement exact. Je la lis ; ça doit faire la trentième fois et ça fait toujours mal. Le silence est pesant. Quelqu’un allume une cigarette ; la fumée vient nager entre les pierres tombales.

« C’était ma dernière, gros. La dernière bouffée de tabac. Je te laisse le reste. Je profite que tes parents soient pas là pour te la refiler. Cafte pas, hein, Justin. »

Vincent s’avance, pose sa cigarette fumante sur le marbre. Se recule. S’en va. Ça s’enchaîne, à voix haute ou à voix basse, on promet des petits riens, des petits mondes, à celui qui est parti le premier. Je me retrouve bientôt seul, encore une fois, pour mon ultime face-à-face avec lui. Je ne sais pas quoi lui dire. Mon téléphone vibre dans ma poche. L’écran indique que je devrais être en train de faire ma valise ; je m’envole demain, direction la Syrie. La source du Mal. La source de Vie qu’on a empoisonné avec le plomb de nos balles, le sang de ses enfants. Soudain, je souris. Je sais quelle sera ma promesse. Je pose ma main sur le nom doré. Je lui murmure un seul mot. Un. Seul.

« Libre. »

Et je m’en vais. A jamais.


© Gasmask


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