Il est très difficile d’échapper à sa propre histoire. Même quand on s’efforce de tout faire pour l’oublier.

Et pourtant, Dieu sait que tu as tout fait pour.

Regarde-toi, Dahlia, regarde-toi dans le miroir des yeux de tes camarades de gang. Et encore… “Camarade” est sans doute un mot trop fort. Tu as si bien réussi à t’isoler de tout sentiment qui pourrait s’approcher de la camaraderie…
Que vois-tu dans les regards des membres des Aces, Dahlia?

Tu vois un nom. Takahashi. Le nom d’une personne qui n’existe vraiment que depuis 16 ans. Un nom qui n’as pas vraiment de sens d’ailleurs, pas pour toi en tout cas. Complètement interchangeable, ce nom en était un parmi des centaines d’autres à consonance asiatique qui permettait de cacher ton véritable nom, trop écossaise, moins adapté à l’environnement de l’Iwasaki-Rengo.
Dans les yeux des Aces, tu vois un personnage apparu il y a 16 ans. Eux ne se rappellent pas vraiment comment tu as atterri chez eux, mais ils se rappellent très bien de ton parcours. Ils se rappellent de la méfiance de rigueur qu’ils ont éprouvé envers cette nouvelle venue. Ils se rappellent la rapidité avec laquelle cette méfiance a disparu, rongée par la détermination de cette personne à faire ses preuves, par sa capacité d’apprentissage. Ils se rappellent qu’elle s’est démenée pour grimper dans la hiérarchie, montrant au passage qu’elle était prête à tout.
Et surtout, ils se rappellent du moment où cette personne est devenue exécutrice au sein des Aces. Les évènements de ce jour ont donné lieu à plus d’une rumeur. Les exécutions publiques sont rares, mais parfois nécessaires pour rappeler aux autres membres ce qu’il en coûte de trahir le gang.
C’était ton examen de passage, Dahlia. Cela aurait dû être une affaire rapide, mais tu l’as transformé en bain de sang. Tu as perdu le contrôle, ce jour-là. Pour la première fois, tu as laissé s’exprimer une part de ta personnalité auparavant réprimée et enfouie aussi loin que possible. Et tu en es ressorti hilare, ruisselante de sang des pieds à la tête.
Inutile de dire que certains estomacs dans l'assistance n’ont pas tenu le choc. Mais le travail était fait : tu étais devenue l’une des tueuses de l’Ace.

Amusant, non? À bien y réfléchir, personne parmi les Aces ne sait vraiment qui tu es. Tu te caches si bien derrière ton personnage… Mais ils sont terrifiés par leur seul aspect de ta personnalité que tu as daigné révélé au grand jour, c’est à dire précisément celui qui t’as amené ici.

Car sans ces pulsions de violences, ton destin aurait été tout à fait différent. Tu porterais encore ton nom de naissance, Campbell. Un nom pas si anodin… Les membres les plus informés de l’Iwasaki, s’ils venaient à prendre connaissance de ton vrai nom, pour être amené à faire le rapprochement avec une certaine Amaryllis Campbell… Une haute figure de l’Institut, rien moins que sa vice-directrice actuelle. Et oui, en 16 ans, ta chère petite soeur a parcouru un bien long chemin… Un peu comme toi.

Tu aimes te dire que c’était une autre époque, une autre vie… Une vie où tu faisais partie de l’Institut Svensson, aînée d’un de ses familles les plus prestigieuses. Tout le monde plaçait alors de grands espoirs en toi. Tu as toujours était très travailleuse, très intelligente, capable d’apprendre à une vitesse fulgurante. Tu étais la fierté de ta famille et le modèle auquel ta soeur aspirait à ressemblait.

Tu l’adorais, cette petite peste. Pourtant, vous n’étiez pas si proche. De 7 ans ta benjamine, vos préoccupations étaient souvent radicalement différentes. Aussi ta petite soeur était-elle bien plus proche de votre ami d’enfance, Élias Walker. Lui aussi membre d’un grande famille de l’Institut, il était bien plus proche d’Amaryllis en terme d’âge. Il était son camarade de jeu… et de bêtises. Combien de fois as-tu dû sortir de ta chambre, dérangée par le boucan que faisait les deux gamins? Combien de fois les as-tu frappé pour les calmer, avant qu’ils ne disputent à nouveau le jour suivant? Combien de fois ce cycle s’est-il répété au point d’en devenir une coutume, un élément parfaitement normal de votre vie? Impossible à dire, mais il est indéniable que cela t’as manqué ces dernières années…

Tu LES adorais, ces gosses. Tu ne le leur montrais pas, ou mal, mais ils étaient ce que tu avais de plus précieux dans ta vie. Tu n’aurais pas supporter qu’il leur arrive malheur. Mais surtout, eux-même t’adoraient, surtout Amaryllis, et au milieu de toute la pression que t’imposait l’Institut, tes parents et toi même, au milieu de toutes les attentes qui reposaient sur toi, leur présence et l’amour qu’ils te portaient n’avait à tes yeux pas de prix.

Et un sens, ceci causa ta perte…

Il est difficile de réprimer toute sa vie durant un aspect de sa personnalité. C’est même impossible. Mais, quand tu as découvert les pulsions de violences qui t’animaient, tu as tenté de les réprimer, de les contrôler du mieux possible. Le résultat n’était pas forcément des plus probants et les colères monstrueuses que tu as pu diriger à l’encontre des servants de ta famille t’ont valu la crainte de ces derniers, mais dans l’ensemble tu es parvenu pendant presque 17 ans à les réprimer sans coup férir. Mais après l’adolescence, cette tâche était devenue de plus en plus difficile. L’année de 18 ans, l’Institut venait de changer de directeur, la pression qui s'exerçait sur tes épaules s’est faites plus forte à mesure que les Campbell se battaient pour accéder à des postes plus importants. Cela ne t’aidait en rien à te contrôler. Tu ne pouvais te résoudre à en parler autour de toi, orgueil insensé de ta part qui te faisait penser que tu pouvais gérer cela seul. Mais un jour, tu es rentrée chez toi de fort mauvaise humeur. À ton arrivée, Élias et Amaryllis étaient pris dans une de leur éternelles bagarres, pour l’une ou l’autre raison futile. Sauf que cette fois, cela ne t’amusait plus du tout.

Tu t’es approchée d’eux, dans la ferme intention de les séparer. Tu fulminais, ta journée avait été assez difficile comme ça. Tu allais les calmer… Quitte à les plonger dans le coma pour avoir la paix.

Cette pensée t’arrêta net au moment où elle te traversa l’esprit, faisant naître en toi une terreur abjecte.

Cette fois-là, tu parvins à reprendre le contrôle, mais il s’en était fallu de peu. Trop de pression sur tes épaules, trop de temps passé à tenter de réprimer ces pulsions. Tu étais devenu un danger pour Élias et Amaryllis, cet évènement en était la preuve formelle. Et si quelque chose menaçait leurs vies… Cette chose devait disparaître. Au plus vite.

Il te fallait partir. Disparaître de leur vie, complètement, définitivement, sans laisser la moindre trace. Parce que tu ne pouvais pas te permettre d’être une menace pour eux, mais aussi parce que tu ne voulais pas que leur amour pour toi se change en peur. Tu aurais pu en parler à ta famille, affronter le problème… Mais tu aurais couru le risque de voir le regard d’Élias et Amaryllis changer. Et tu ne pouvais supporter cette perspective.

Le soir même, tu prépara ton départ. Un mois plus tard, nouveau nom et faux papier en poche, tu quittais définitivement l’Institut. Tu étais préparée, tu savais où aller, à qui t’adresser pour rejoindre une autre diaspora. Le chemin allait être rude, mais tu étais déterminée.

Au bout du compte, Dahlia Campbell, l’enfant prodige de l’Institut est morte, laissant place à Dahlia Takahashi, la froide tueuse des Aces….

Ou du moins, c’est ce que tu aimerais croire...