Autant le dire tout de suite, je suis venue pour boire.
Quand j'étais chez moi, à la maison, on avait l'habitude de boire un verre après le boulot pour renforcer les liens sociaux entre les différents employés de la boîte - on a des termes spécifiques pour parler de tout ça, mais qu'importe, du moment que j'avais mon verre. Les collègues disaient que j'étais quelqu'un de très agréable quand j'ai bu, qu'avec moi, on ne s'ennuyait jamais, et que c'était probablement pour ça qu'on me gardait dans l'entreprise - mais ça, c'est ce qu'on me disait quand on avait bu, alors il faut donner à ces paroles la place qu'elles méritent.
Mais ici, ce sont les coutumes occidentales qui dominent, et chacun rentre chez soi une fois le service terminé. On préfère parler de ses beuveries du week-end plutôt que d'en faire avec ses collègues. C'est bizarre, comme mentalité, cet individualisme dans l'entreprise, mais je crois que pour être opportuniste, il faut faire dans l'égoïsme.
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Alors parfois, je guette les soirées pour pouvoir me boire une bonne petite bière bien tranquille au comptoir, histoire de ne pas passer pour une alcoolique. C'est le meilleur moyen de me motiver à sortir, sinon, en général, je suis trop feignasse pour bouger mon cul. Ça fait quelques temps que j'entends parler du Bar Jo, comme quoi il est en dehors du temps et tout, mais personne n'a pensé à tester la qualité de leur bière, et je me suis généreusement proposée d'aller le vérifier en cachette. J'ai évité la grande fête d'inauguration, ça aurait été trop chiant de gérer tous ces gens, mais je crois que là, c'est bon.
La bière est pas trop mauvaise, c'est de la bière moyenne, le genre de trucs pas trop chers qu'on sert dans les bars pour satisfaire une clientèle pas trop fortunée. J'en ai déjà engloutie deux et pour éviter d'avoir à aller pisser trop vite, je décide de prendre une petite pause avant d'entamer la troisième. Je me dis que si je peux trouver quelqu'un de pas trop moche avec qui le courant passerait, ce serait pas trop mal. Eh, j'ai le droit de rêver !
Il n'y a pas grand monde dans le bar. Y'a un type assez gros qui badine avec une femme pas beaucoup plus belle que lui près du billard, ils sont assez dégueus tous les deux, j'ai envie de détourner le regard. Y'a un vieux et une vieille qui lisent le journal un peu plus loin. Et puis y'a une charmante jeune femme qui glousse joyeusement à deux pas de moi - un peu dans mon genre, fine, taille moyenne et le look working-girl, mais un ou deux bonnets de poitrine en plus.
« C'est toujours comme ça, avec l'alcool, commençai-je en râlant intérieurement comme mon ton de dépressive, ça fait toujours rire au départ, jusqu'à ce qu'on mette à vomir. »
Pour regretter aussitôt mes paroles : si je veux avoir une touche, je m'y prends très mal, et pour me distraire de mon malaise, je me tourne vers la petite serveuse binoclarde en agitant ma bouteille vide :
« Une autre, s'il vous plaît ! »