Mar 31 Jan 2017 - 3:49
DISTURBANCE
Junji était vieux jeu. Du moins, c'est comme ça qu'on l'a souvent qualifié. Dans son « autre vie », ses proches lui reprochaient souvent de ne « pas être assez ouvert sur le monde et aux autres », qu'il devrait « s'initier à la culture populaire, côtoyer les bars, surfer sur des sites de rencontres » parce que ce n'est pas en restant cloitré chez soi qu'il allait vivre l'aventure et rencontrer des gens qui bouleverseraient sa vie. Tous ces arguments assaisonnés de bonnes intentions n'ont jamais fait sortir l'homme, jeune et moins jeune, de sa caverne pour partir à la découverte de l'inattendu.
La vérité, c'est qu'il n'a jamais voulu être dérangé. Il ne voulait pas que sa vie change radicalement par « l'Amour » ou la « Passion » - il avait déjà essayé, et vraiment, non, tout compte fait, il était bien comme ça, avec son existence qui ressemblait plus à un lac qu'à une mer houleuse... Enfin, il croyait être bien ; le début de sa trentaine l'aura contredit, mais ça, c'est une autre histoire.
De là « vieux jeu ».
Certes, il n'était pas réellement fermé à la modernité comme le veut le sens propre du terme, mais il avait certaines petites habitudes « à l'ancienne » qu'il trouvait, en réalité, plutôt charmante. Elles le mettaient à l'aise. Parmi celles-ci, la lecture dans un café. Ah, bonheur suprême ! C'était peut-être l'un des seuls moments où il acceptait d'être entouré de gens - mais il savait que nul oserait le déranger. Les conversations, généralement jamais trop fortes, se changeaient en un bruit de fond à la fois vivifiant et apaisant. C'était la vie, mais il n'avait pas à s'en mêler. Il était entouré, mais n'avait pas à interagir avec qui que ce soit. Bonheur suprême !
C'était ce petit plaisir qu'il s'accorderait aujourd'hui.
En sortant de chez lui, l'air frais du matin lui piqua le visage. Il resserra son foulard rouge (une rare couleur qu'il se permettait de porter) et se mit en route, son livre sous le bras. Entre l'arrondissement du cinéma et du casino, il y avait quelques rues commerçantes passantes peu importe l'heure de la journée. Junji marchait, les bras croisés contre lui-même et contre son livre, en essayant d'éviter le plus de collision avec les piétons pressés possible. Quand son épaule frappait celle d'un inconnu, il rentrait sa tête entre ses épaules et marchait plus vite - non, il ne parlait jamais et de toute façon, sa silhouette frêle avait tôt fait de se fondre dans la foule avant qu'on ne lui demande des représailles...
Dix minutes plus tard et plusieurs personnes croisées dont il avait évité le regard, le voilà au café. Lorsque la porte se ferma, une clochette tinta. Junji soupira d'aise et sourit. Enfin. Le paradis. Il salua la barista qu'il a appris à connaître au fils de ses nombreuses visites (enfin, connaître... il connaissait son nom et elle savait qu'il prenait à chaque fois « un café-décaféiné-dans-un-bol-pas-de-lait-pas-de-sucre » et qu'il détestait discuter de la pluie et du beau temps) et s'installa au fond à une table pour deux, près de la baie vitrée.
La machine à infuser se mit en marche. Junji enleva son manteau, le laissant sur le dossier de la chaise. Il déposa soigneusement le livre sur la table et l'ouvrit à la première page. Les quelques autres clients à l'intérieur ne faisaient pas attention à lui, pas plus qu'il ne faisait attention à eux. Il plongeait dans un autre monde, il fuyait les soucis présents pour plonger dans le fiction.
Le bonheur suprême.