Histoire

17 décembre 1996_ Tirana

— Comment tu t'appelles ?
— Edonna.
— Tu veux jouer avec moi ?
— Tu as quel âge ?
— Six ans !
— Désolée mais t'es trop petit, je ne veux pas.

Tu la regardes partir avec incompréhension. Tu hausses les épaules. Tu regardes ta mère qui était en train de discuter avec une autre femme sur le banc. Tant pis, tu n'iras pas la voir pour lui demander des biscuits aux chocolats. Enfin, pas de suite en tout cas. Tu t'assois sur la balançoire, tu tentes d'agiter tes pieds pour te faire basculer, comme tu avais vu faire chez les plus grands. Mais tu n'y arrives pas, tu as peur de tomber vers l'arrière. Puis deux mains se posent sur ton dos, et elles te poussent. Tu te balances.

— J'ai dix ans.
— Pourquoi tu- tu viens me voir alors que tu voulais pas jouer avec moi ?
— Parce que je ne veux pas qu'on me voit jouer avec un petit. Mais maintenant ils sont partis.
— Qui ?
— Les grands. Je voulais pas être méchante désolée.
— Est-ce que tu veux r'être mon amoureuse ? Tu es jolie.

C'est vrai qu'elle était jolie. Elle était blonde aux yeux verts. Elle portait une magnifique petite jupe rose. Des chaussettes blanches jusqu'aux genoux et de petits souliers violets. Apparemment avoir une amoureuse était quelque chose de bien, ça voulait dire se tenir toujours la main, se faire des bisous. Enfin, c'est ce que Naim t'avais dit. Et tu avais envie de lui faire un bisou sur la joue.

— Berk tu es dégoûtant ! Maman !

Tu la regardes fuir dans les bras de sa mère, les larmes aux yeux. Et il s'avérait que c'était la dame qui discutait avec la tienne. Ta mère te regarde, furieuse. L'air de dire : qu'as-tu fait encore comme bêtise, Tahir ? Elle te fait signe de la main. Oh, tu savais que ça sentait mauvais. Tes petits pieds se posent sur la terre ferme et tu avances timidement, tête baissée.

— Qu'est-ce que tu lui as fait Tahir ? Excuse toi.
— Désolé...
— Maman je veux partir, aller on-rentre-à-la-maison ! Je le déteste !
— Mais qu'est-ce qu'il te prend ?

Elle pleure, de plus en plus fort et sa mère finit par céder à son caprice. Edonna commençait à lui faire honte, puisqu'elle attirait le regard de toutes personnes ici présente, dans ce parc. Elle glisse son sac par dessus son épaule et attrape sa fille par la main.

[...]

01 octobre 2000 _ Tirana

— C'est vrai que tu pars en France ?

C'était Edonna. Tu rougis.

— Oui... Mon père travaille là-bas.
— Ouah ! Tu vas à Paris ?
— Pourquoi tu y vas ? Tu vas faire comment pour parler français ? Comment tu vas te faire des amis ?
— Tu vas nous oublier ? Tu as peur ?
— J'sais pas, un petit peu.

Une deux heures avant ton départ. Tu leur as dit au revoir, en leur promettant que vous vous reverrez. Tu ne savais pas non plus pourquoi tu partais pour la France. Tu n'étais jamais sorti en dehors de la ville de Tirana. Prendre l'avion était terrifiant. C'était bizarre de voir les nuages. Le ciel. Alors tu pensais que tu volais. Mais la peur était là, alors tu cachais ta tête en te collant contre ta mère.

19 janvier 2005 _ Dijon

— Tahir, t'es sur le msn de ton père ? Est-ce qu'oncle Xhelal est connecté ?
— Ouais ouais, mais là je suis occupé.
— Ton père veut parler avec lui, et tu lui parleras aussi.
— Baaaah, maman je le connais à peine. Je l'ai pas vu depuis cent ans. En plus j'suis même pas sûr de sa tête entre Xhelal, Xhevat, Xhavit. Je les confonds. Et sérieux, je vais lui parler de quoi du temps ?
— Tahir, c'est honteux ce que tu dis.

Tu te frottes la nuque, lâchant un long soupir. Tu étais un peu embarrassé. Tu savais que tes parents prenait vraiment à cœur à ce que tu discutes avec ta famille. Mais tu ne le faisais pas. Jamais. Tu vis en France, tu as commencé à oublier un peu d'où tu venais. Même si ça te manque terriblement. Plus que terriblement. Tu ne te sens pas vraiment à ta place ici. Tu te sens un peu comme un intrus. Même si tu apprends vite, s'adapter à la culture française n'était pas facile, et tu vis énormément de situation gênante. Tu n'aimes pas vraiment les gens trop curieux. Heureusement, l'école est là pour te guider, t'apprendre. Les gens sont plutôt compréhensibles et n'hésitent pas à t'accompagner. La vie ici n'était pas désagréable. Tu avais des amis.
Et les filles, les filles étaient jolies.

— C'est quand qu'on va en Albanie ?
— Quand ton père aura des vacances sur les tiennes.
— Baaah, hmmm... tu sais, je peux rater une se-
— Ne pense même pas à rater les cours. N'y pense même pas. D'ailleurs, on en parle du cinq en mathématiques ? CINQ SUR VINGT ? Mais tu as quoi dans le cerveau ?
— Hein ? Qu- Que- Quo-... ?! Oh putain, tu as reçu le bulletin ?
— Je vais le montrer à ton pè- Où est-ce que tu cours comme ça, Tahir ?! .....C'est ça, fuis dans ta chambre, imbécile !

[...]

20 mars 2006 _ Dijon

— Tahir, va changer les couches de Cela, je suis occupée.
— Oh non... Maman, tout mais pas ça.
— C'est bien de jouer avec elle et de lui faire tout le temps des bisous, mais tu es son grand frère.
— Et alors c'est quoi le rapport ? C'est pas moi qui... ok ok, je vais le faire, je vais le faire.

Si seulement une larme pouvait couler le long de ta joue pour montrer à quel point tu détestais faire ça. Tu avais peur de... ça. La couche. Le caca. Le pet. Bref tout ça. Et heureusement que ce n'était pas un garçon : tu pouvais imaginer qu'il te pisserait à la gueule en riant. Mais tu l'as fait. Parce que c'était ta petite soeur. Que ta mère l'avait demandé. Tu trouvais ça drôle de voir comment un bébé bougeait quand il était allongé. Leurs bras et leurs jambes. Tu ne pouvais t'empêcher de penser à un cafard retourné sur le dos. Tu ris bêtement comme un con. Vraiment cool de la comparer à un cafard Tahir, ouais bravo.
La pauvre.

Tu la prends dans tes bras, tu lui embrasses les joues - si tu pouvais les mordre, tu le ferais tellement elles sont craquantes - puis tu te diriges au salon. Tu te poses sur le canapé. Et là, c'est le drame. Une odeur nauséabonde envahie tes narines. Et tu sens un liquide étrange sur le long de ton cou. Tu restes immobile. Tu te retiens d'hurler. Tu te retiens de la balancer sur le côté en chialant - mais bon hey, c'est un bébé pas un objet -
Mais non quoi. Non.

— Cela putain sérieux non ! Elle m'a gerbé dessus ! Aaaaaaaaaah !!

Ton père éclatait de rire. Cela riait aussi innocemment, sans savoir pourquoi. C'est comme si elle comprenait. Oui, comme si elle avait compris que te vomir dessus te faisais bien chier. Tu la fixes. Elle rit, puis prononce des sons bizarres. Gababa gniania. Est-ce que ça voulait dire :
bien fait pour ta gueule, dans le langage de bébé ?

[...]

22 juillet 2010 _ Dijon

— Pourquoi avoir abandonné vos études de commerce ?
— Je vais être honnête, j'ai eu du mal à tenir. Je savais que j'allais foirer et que j'allais craquer. Mais je ne vois pas ça comme un échec. Je voulais bosser le plus tôt possible de toute manière. Et tant pis, même avec un BAC je suis sûr que je peux vous être utile. Avec des formations, ça ne devrait pas être un problème, j'apprends vite vous savez.
— Ce n'est pas vraiment comme ça que ça se passe, M. Ksamil.
— Je dois prendre ça comment ? Ecoutez, ce n'est pas parce que j'ai un diplôme qui peut paraître ridicule que je n'ai rien dans le cerveau. J'ai vraiment envie de travailler et j'en ai besoin ! Prenez pas ça comme de la manipulation sentimentale, mais ma mère ne travaille pas. J'ai besoin d'avoir un emploi.
— Pourquoi ne travaille t-elle pas ?

L'information est montée. Tu t'es levé. Ton poing a fini dans la figure de l'homme. Tu l'as peut-être mal interprété, mais tu l'as mal pris. Énormément mal pris. Tu es impulsif. Impossible de te contrôler. Tes parents ont divorcé à cause des histoires d'argents de famille, ton père a la garde de ta petite soeur, tu te retrouves avec ta mère. Elle a fini par perdre espoir et a cessé ses recherches de travail, elle. Tu ne sais pas vraiment pourquoi tu l'as frappé, cet homme. Mais tu t'es dit que ce genre de question ne se posait pas. Tu imaginais ta mère à tes côtés, embarrassée par cette question.
Tu ne sais pas. Tu as juste pensé à ça.

Peut-être que tu es fatigué, aussi.
Que tu n'y crois plus.
Que la séparation te fait toujours aussi mal.
Que tu passes les nuits à te questionner sur ton avenir.
Et que t'en as marre de la voir pleurer.

35 demandes d'emploi. 5 réponses. 2 négatives. 3 positives. 2 échecs. 1 entretien.
...entretien qui te met à la porte après ce que tu viens de faire.

[...]

06 septembre 2013 _ Paris

Tu étais heureux. Tes parents s'étaient remis ensemble. Même si tu les voyais une fois tous les trois mois. De ton côté, tu galérais. Tu avais perdu ton emploi. Ta copine t'a largué. Tes voisins fêtards font un boucan pas possible en plus de copuler chaque jour vers 2h00 du matin. Tu connaissais vraiment tout de leur vie d'ailleurs. C'était tellement mal isolé. Paul et Marie, Paul l'a trompé une fois avec un homme. La mère de Marie s'appelle Mireille. Elle a un chien qui s'appelle Folie. Paul s'est tatouée "fuck you" sur ses fesses. Marie trouve ça sexy. Marie est bisexuelle. Elle aime les lasagnes plus que tout. Ils s'engueulent souvent à cause de la télécommande. Marie veut un gosse, Paul non. Paul n'aime pas Mireille, Mireille non plus d'ailleurs. Toi non plus tu ne l'aimes pas Mireille. Tu prends souvent partie pour Paul. Tout seul, dans ta chambre. Plus intéressant que la tv ces trois là.
Ouah.

Mais voilà sinon, tu étais dans la merde. Il faut le dire. Tu sentais que si tu continuais comme ça, tu allais finir par faire des conneries. Les choses illégaux. Tout ça. Décevoir tes parents. Mais non, tu ne le feras pas, hein. Tu es quelqu'un de bien. Tu vaux mieux que ça.

02 octobre 2014 _ Quelque part

T'es tombé bien bas. Mais tu ne l'as pas voulu. Tes parents ne connaissent rien de ta situation. Tu ne les as pas contacté depuis un bon moment. Ta petite soeur te manque horriblement. Comment tu pourrais les contacter après tout ? Tu n'avais plus personne pour t'aider. Pas même tes amis. Finir à la rue si jeune, ce n'est pas triste ? Ça en disait long sur les problèmes de nos jours. Tu ne sais plus quoi faire. Certains rêveraient de ta liberté. C'est vrai, on se sent libre dehors, sans rien.
Mais ce n'est pas enviable. Pas du tout.

01 janvier 2015 _ Quelque part

Vite, qu'on t'aide, tu es à deux doigts de péter les plombs.