« Je suis vieille, pas stupide ni aveugle ! Oh, pardon, San... Enfin, tu sais ce que c'est. »
Et Sansar acquiesce en silence, un sourire compréhensif gigotant sous sa fine barbe.
Lorsqu'il avait appris que Ronce, son immarcescible végétal, sa dame éternelle, avait été invitée, puis forcée, à garder le lit depuis qu'elle avait commencé à percevoir des dysfonctionnements dans son quotidien, irrégularités inexpliquées que ne manquaient pas de traduire avec pessimisme les membres de sa propre famille, Temudjin avait quitté sa lointaine montagne pour se précipiter – autant que sa lenteur le lui permettait – auprès d'elle et la veiller. Tout le jour il l'écoutait râler, rouspéter envers ces attentions aussi étouffantes que ridicules, geindre contre les corvées qui devaient s'accumuler et s'excuser de n'être plus qu'un poids à demi-mort dont on construisait sans doute déjà le cercueil dans la pièce d'à côté. Et toute la nuit il l'écoutait rire de leurs souvenirs communs, jouer des mots et des hommes, le complimenter en l'appelant Mon Ancolie et souligner l'ensemble des qualités dont regorgeaient ses proches et son existence même, maintenant qu'elle était capable de l'embrasser tout entière entre les bras de sa mémoire.
Elle ne se plaignait pas des circonstances qui l'avaient contrainte à se retrouver piégée dans ses draps, n'évoquant d'ailleurs guère ces effets étranges qu'elle ne savait nommer. Elle les désignait par le terme de « décalages », et malgré l'écho que ces expériences provoquaient chez l'Ancêtre, celui-ci ne cherchait pas à renforcer ces impressions. Peut-être craignait-il qu'elle ne se mette à s'inquiéter pour lui aussi, qu'elle ne s'imagine qu'il était lui aussi touché par ce mal indéfini qui les mènerait tous deux au sépulcre. Il voulait qu'elle lui survive. Mais il devinait qu'elle partageait, réciproquement, ce vœu unique.
Il n'y a personne dans la maison ce jour-là. Les enfants sont à l'école, leurs parents au travail, et la chambre de l'appartement aménagé au-dessus de l'épicerie familiale est embaumée par le parfum des hyacinthes et des crocus. Un passereau sautille dans sa cage accrochée à un clou près de la fenêtre ; cadeau plumeux pour les quatre-vingt ans de la propriétaire. Quand la clochette de la porte d'entrée relâche un son ténu à l'étage inférieur, cette dernière tapote la main de l'ancien Khan qui a failli s'assoupir.
« Vite, va lui ouvrir. »
Et il sourit – encore – parce qu'elle se moque de lui.
Le temps qu'il descende au rez-de-chaussée, le temps qu'il ne rate aucune marche de l'escalier ni ne se prenne les pieds dans les plis gris et bleu de sa tunique, il abaisse la poignée au moment où retentit la quatrième sonnerie. Preuve que la patience du jeune homme, qu'il a tant entendu louée, n'est pas qu'une extrapolation. Et aussitôt qu'il distingue sur sa rétine incompétente l'ombre découpée au gros pinceau dans le soleil printanier, droite et concentrée sur le seuil, Sansar s'incline d'un cran afin de la saluer :
« Bienvenue. Merci de vous être déplacé. » Avant de s'écarter du passage, ajoutant : « Entrez, elle est à l'étage. Vous connaissez la maison. »
Nonobstant l'aspect formel induit par la courtoisie, il traîne des traces de reconnaissance dans son accent.