Le Deal du moment : -28%
Précommande : Smartphone Google Pixel 8a 5G ...
Voir le deal
389 €

.Ceux qui partent et ceux qui restent. [Dimitri]

Lun 18 Sep 2017 - 16:06
Entre ses paumes frémit le papillon de nuit, l'araignée fragile et patinée par les décennies, qu'elle a laissé s'aventurer hors de la couverture afin qu'il pût s'en saisir et lui communiquer ce qui lui reste de chaleur à travers le parchemin de son épiderme. Elle, allongée sur son lit d'osier tressé, presque grincheuse parce qu'alitée contre son gré, à subir depuis trois jours les allées et venues inquiètes de ses enfants et petits-enfants se pressant autour de son chevet – pas encore résignée à force de leur répéter qu'elle va bien, qu'elle se sent même en pleine forme et qu'il y a tant à faire à la boutique et dans la maison qu'elle ne supporte pas l'idée d'être un fardeau pour eux. Alors ils la rassurent, lui affirment qu'ils se débrouillent sans elle, exigent qu'elle se repose et qu'elle ne pense qu'à elle, ce qui lui est véritablement impossible, de sorte qu'elle en vient à gémir et à se maudire de se sentir tellement inutile à l'aune de leur jeunesse, d'éprouver ce misérabilisme qu'elle réfute de toutes ses forces sans qu'ils n'y prêtent attention. À leurs yeux, elle s'enveloppe petit à petit dans son linceul de feuillage, construisant immobile sur sa couche son cocon pour l'ultime voyage, et s'ils font mine de souhaiter son prompt rétablissement elle lit dans leur souci une fatalité qui la révolte d'autant plus que ses protestations sont prises pour des caprices.
« Je suis vieille, pas stupide ni aveugle ! Oh, pardon, San... Enfin, tu sais ce que c'est. »
Et Sansar acquiesce en silence, un sourire compréhensif gigotant sous sa fine barbe.
Lorsqu'il avait appris que Ronce, son immarcescible végétal, sa dame éternelle, avait été invitée, puis forcée, à garder le lit depuis qu'elle avait commencé à percevoir des dysfonctionnements dans son quotidien, irrégularités inexpliquées que ne manquaient pas de traduire avec pessimisme les membres de sa propre famille, Temudjin avait quitté sa lointaine montagne pour se précipiter – autant que sa lenteur le lui permettait – auprès d'elle et la veiller. Tout le jour il l'écoutait râler, rouspéter envers ces attentions aussi étouffantes que ridicules, geindre contre les corvées qui devaient s'accumuler et s'excuser de n'être plus qu'un poids à demi-mort dont on construisait sans doute déjà le cercueil dans la pièce d'à côté. Et toute la nuit il l'écoutait rire de leurs souvenirs communs, jouer des mots et des hommes, le complimenter en l'appelant Mon Ancolie et souligner l'ensemble des qualités dont regorgeaient ses proches et son existence même, maintenant qu'elle était capable de l'embrasser tout entière entre les bras de sa mémoire.
Elle ne se plaignait pas des circonstances qui l'avaient contrainte à se retrouver piégée dans ses draps, n'évoquant d'ailleurs guère ces effets étranges qu'elle ne savait nommer. Elle les désignait par le terme de « décalages », et malgré l'écho que ces expériences provoquaient chez l'Ancêtre, celui-ci ne cherchait pas à renforcer ces impressions. Peut-être craignait-il qu'elle ne se mette à s'inquiéter pour lui aussi, qu'elle ne s'imagine qu'il était lui aussi touché par ce mal indéfini qui les mènerait tous deux au sépulcre. Il voulait qu'elle lui survive. Mais il devinait qu'elle partageait, réciproquement, ce vœu unique.  

Il n'y a personne dans la maison ce jour-là. Les enfants sont à l'école, leurs parents au travail, et la chambre de l'appartement aménagé au-dessus de l'épicerie familiale est embaumée par le parfum des hyacinthes et des crocus. Un passereau sautille dans sa cage accrochée à un clou près de la fenêtre ; cadeau plumeux pour les quatre-vingt ans de la propriétaire. Quand la clochette de la porte d'entrée relâche un son ténu à l'étage inférieur, cette dernière tapote la main de l'ancien Khan qui a failli s'assoupir.
« Vite, va lui ouvrir. »
Et il sourit – encore – parce qu'elle se moque de lui.
Le temps qu'il descende au rez-de-chaussée, le temps qu'il ne rate aucune marche de l'escalier ni ne se prenne les pieds dans les plis gris et bleu de sa tunique, il abaisse la poignée au moment où retentit la quatrième sonnerie. Preuve que la patience du jeune homme, qu'il a tant entendu louée, n'est pas qu'une extrapolation. Et aussitôt qu'il distingue sur sa rétine incompétente l'ombre découpée au gros pinceau dans le soleil printanier, droite et concentrée sur le seuil, Sansar s'incline d'un cran afin de la saluer :
« Bienvenue. Merci de vous être déplacé. » Avant de s'écarter du passage, ajoutant : « Entrez, elle est à l'étage. Vous connaissez la maison. »
Nonobstant l'aspect formel induit par la courtoisie, il traîne des traces de reconnaissance dans son accent.
Dim 24 Sep 2017 - 22:24
En sonnant à la porte monumentale marquant l'entrée de la maison, Dimitri ressentait les effluves d'une appréhension viscérale lui monter au cerveau.
Il avait revêtu les vêtements les plus propres qu'il avait trouvés dans sa garde-robe désordonnée - un t-shirt qu'il venait à peine de laver et qui sentait puissamment la lessive, un pantalon ni tâché ni déchiré et pas trop décoloré, car en ces temps de progrès la couleur passait si vite, et une veste légère pour compléter l'ensemble. Le soin qu'il avait accordé à son apparence en disait long sur l'opinion que Dimitri se faisait sur les personnes qu'il allait visiter - même son frère, qu'il désirait pourtant impressionner, n'avait pas le droit à une telle attention. Cette tendance à se mettre intérieurement au garde-à-vous lorsque M. Enkhsaiskhan se trouvait en sa présence était quelque chose qui ne manquait jamais de l'étonner - rétif à toute autorité, en particulier si elle était parentale ou fraternelle, Dimitri ne s'imaginait pas filer doux devant un vieux yakuza qui n'avait pas fait la moitié des efforts de son frère pour l'impressionner. Et pourtant, les petits vieux étaient la spécialité de Dimitri, ses souffre-douleurs aussi parfois, lorsqu'il levait la voix sur ceux qui ne pouvaient pas l'entendre pour leur jeter à la figure toute l'inutilité de leur existence pratiquement révolue, mais ses petits amours également, qu'il chérissait avec une tendresse que l'on hésiterait à qualifier de paternelle. Aucun ne lui causait l'effet de M. Enkhsaiskhan avec sur lui : lorsqu'il le voyait, Dimitri ravalait ses plaintes et ses reproches qui autrement sortaient trop facilement.
En temps normal, donc, M. Enkhsaiskhan n'était pas le genre de personne à mettre le jeune homme à l'aise. La situation dans laquelle il se trouvait était cependant plus délicate encore, car la dame du vieillard était souffrante, et c'était tout naturellement vers Dimitri qu'il s'était tourné pour la faire soigner. Le Russe n'avait même pas pensé à lui dire d'aller se payer un médecin digne de ce nom avec tout l'argent qu'il avait forcément amassé au cours de sa longue carrière - à vrai dire, il n'y avait même pas pensé. C'est qu'il aimait bien Mme Ronce, d'une certaine manière, même si pour une vieille femme, elle avait un caractère assez épouvantable - mais aux yeux de Dimitri, tous les vieux étaient ainsi. Ils étaient tous des témoignages désaxés des temps passés, des reliques en décomposition qui rappelait un temps révolu - même ceux du futur avaient une politesse qui le faisait rager. À part un ou deux cons à qui il aimait bien jouer des tours quand il le pouvait - en toute amitié.
Ce fut M. Enkhsaiskhan lui-même qui vint lui ouvrir, au bout d'un certain temps qui lui avait mis les nerfs à vif. Dimitri se surprit à redresser le dos pour s'assurer qu'il était bien droit. C'était stupide, le vieillard n'allait pas vérifier. Il se contenta de lui donner un « bonjour » aussi poli et enjoué qu'il lui était possible. Dimitri trouvait toujours étrange la vitesse avec laquelle son éducation s'était délitée depuis son arrivée à Pallatine. Auparavant, il aurait eu quelques formules de politesse passe-partout pour donner l'impression qu'il était civilisé, mais à part cela, rien du tout, il avait toujours été un produit défectueux. Il attribuait son mutisme à la boule à la gorge qu'il avait à la seule pensée de son incapacité à pouvoir apporter un soulagement à la pauvre patiente qu'il allait devoir examiner. Mécaniquement, Dimitri dépassa son hôte, qui marchait moins vite que lui, et gravit souplement les étages, comme s'il espérait avoir fini avant l'arrivée du Mongol. Un tel espoir était vain, il le savait, mais si les choses devaient mal se passer...
La patiente eut un sourire pour lui quand il entra dans la chambre. Elle avait dû être jolie, autrefois, sinon le vieux ne se serait jamais entiché d'elle, mais quelle laideur que toutes ces rides aux yeux d'un jeune homme entrant à peine dans la vie. Depuis le temps qu'il en voyait, Dimitri avait appris à ne pas y prêter attention et à sourire à son tour.

« Bonjour, madame. » dit-il assez fort, au cas où M. Enkhsaiskhan, dont il n'avait jamais testé l'audition, l'entendît.

Et peut-être qu'elle n'aurait pas entendu non plus, la vieille, donc il parlait toujours un peu fort en sa présence - alors que sa voix pouvait se réduire à un murmure lorsqu'il était chez lui.
Dimitri hésita, et se décida finalement à déposer sa sacoche sur le lit. N'étant qu'infirmier, Dimitri ne pourrait pas établir de diagnostic, mais il pouvait alerter un médecin si jamais le besoin se faisait ressentir. Pourquoi pas l'hôpital, il était sûr que ces gens plein aux as avaient de quoi se le payer. Mais il devait avoir l'air sûr de lui, et bizarrement, c'était quelque chose qu'il se sentait capable de faire. Ilya n'avait jamais daigné remarquer ses faiblesses si ce n'est pour les critiquer. Dimitri pouvait donc survivre à tout traitement qui lui serait réservé.

« Alors, dit-il avec toute la confiance en lui qu'il possédait, qu'est-ce qui ne va pas, au juste ? »
Sam 14 Oct 2017 - 11:44
Son odeur de feutrine propre, parfum de lessive et de sève, sa délicatesse abîmée, comme une tendresse écorchée par la vie elle-même, c'est tout ce que Sansar perçoit de Dimitri. Et les intonations presque déférentes de sa jeune voix, basse sans être lugubre, vive sans se montrer immature. Pourtant, ce garçon adoré de son amie lui demeure inconnu ; seule son enveloppe se fait palpable, quantifiable – sa texture est un mystère. Mais si l'ancêtre lui témoigne assez de confiance pour lui permettre d'approcher celle qui compte le plus à ses mains, la raison tient justement à ce que cette dernière ne cesse de vanter les mérites de cet adulescent quelque peu ordinaire, patient autant qu'elle peut l'être à son égard, et dont l'attention se justifie moins par son métier que par sa nature profonde – d'après elle. Temudjin, lui, n'a pas vraiment d'avis. Il sent la fragrance de savon, le velours d'une gestuelle qui prend toujours garde à ne pas trop s'imposer, le sucré d'une jeunesse maladroite, et cela lui suffit.
Il le laisse entrer et le suit de loin dans les escaliers, une marche après l'autre, avec précaution du bout de sa canne, ne relâchant nul indice dépréciateur sur la fatigue qui depuis longtemps s'est emparée de ses articulations. Entre temps, dans son lit là-haut, Ronce s'est redressée, plus par fierté que par confort, et les accueille par cette attitude légèrement convenue que l'on retrouve souvent chez les maîtresses de maison – quoiqu'un soupçon plus humble du fait de sa convalescence. Au fond de son iris scintille un éclat que Sansar décèle dans son appel :
« Bonjour Dimitri. C'est très aimable d'être passé. »  
Avec cette labiale toute vietnamienne dans la syllabe finale du prénom – roulé imprononçable à ses origines asiatiques – qui donnerait presque l'impression qu'elle s'adresse à une fille. Lorsqu'ils ne sont que tous les deux, les deux aïeuls parlent en mandarin, la langue commune de leur adolescence, et le passage à l'anglais de Pallatine n'est jamais aussi fluide qu'espéré, en dépit des années de pratique.

Le vieux Mongol s'installe sur une chaise à l'écart afin de ne pas gêner les échanges entre la patiente et son infirmier ; il ne veut en effet que sa présence au chevet proche de son amie puisse perturber les éventuelles déclarations de l'un ou de l'autre, et si une tierce personne s'introduisait dans la pièce l'instant d'après, elle ne le remarquerait sans doute pas tout de suite. Avec ses lourds vêtements par-dessus son squelette voûté, sa respiration de saule et son honorable imitation de stèle enlierrée, il lui est facile de disparaître, surtout à ceux qui lui tournent le dos. Mais il écoute toujours, et très bien même, ce qui se raconte à quelques mètres de lui.
« Eh bien... soupire la grand-mère en fixant ses mains croisées sur les draps devant elle, cela fait quelques temps, depuis le début de l'année je dirais, qu'il se passe des choses étranges. Ou plutôt, que j'ai l'impression qu'il se passe des choses anormales, et tout le monde croit que je fatigue, que c'est l'âge, quand ils ne me prennent pas pour une folle... Est-ce que vous n'allez pas penser pareil vous aussi, si je vous le dis, Dimitri ? »
Puisqu'à force de l'entendre, on finit par accepter la critique alors qu'elle nous paraît plus insensée encore, on l'assimile quand on ne souhaite que la rejeter plus fort, et la volonté s'enraille sur les graviers jetés par chaque regard fuyant, par chaque geste infantilisant, par chaque lueur de mépris occultée par la moquerie.
« Il y a des moments, je suis là, on me parle, et juste après je vois les gens m'observer comme s'ils attendaient une réponse à une question qu'ils n'ont pas posée, et ils me disent ''tu n'as pas entendu ?'' alors que si, ce sont eux qui n'ont pas terminé leur phrase, mais quand je leur réponds ça ils me regardent comme si je le faisais exprès. Et parfois... parfois je suis occupée dans la cuisine par exemple, ma petite-fille passe derrière moi et quand je tourne la tête, elle est encore à l'endroit d'avant et s'apprête à me passer derrière, dans le même sens. Alors que je suis sûre de l'avoir vue bouger. »
Devinant qu'elle perd son auditoire dans quelque obscure description de pouvoir prémonitoire, Ronce secoue la tête ; il filtre dans sa protestation un accent désarmé, parce qu'elle constate qu'elle ne fait que répéter ce qu'elle tente chaque fois d'expliquer à sa famille et qu'ils ont tous une réaction similaire – l'incompréhension, le doute. Et c'est ce qu'elle distingue dans l'attitude de Dimitri. Quand elle désirerait y voir de la surprise, du soulagement, de la réciprocité, n'importe quoi d'autre au fond, qui lui fasse croire une seconde qu'elle n'est pas l'auteur des grotesques affabulations qu'on lui prête et qui la font se sentir misérable.
« Ce ne sont pas des illusions, je le sais. Ni des absences : je n'ai pas la sensation de m'être endormie ou d'avoir baissé ma vigilance. Au contraire, je fais beaucoup plus attention maintenant qu'autrefois, justement à cause de ces soucis. Mais ça ne passe pas... Ça empire, même ; je n'en fais juste plus mention puisque voilà ce que je récolte : devoir garder le lit, traitée comme une vieille croûte avec des hallucinations, et c'est limite s'ils ne clouent pas les planches de mon cercueil au rez-de-chaussée pendant que je me morfonds ici. Il faut que vous leur disiez que je vais bien, Dimitri. Vous, ils vous croiront. Même San. »  
À son nom, Temudjin redresse imperceptiblement le front. Invisible sur ses traits dociles, l'anxiété lui ronge cependant les sangs, puisqu'il se rend compte que Ronce lui parlait auparavant avec le ton qu'elle accordait aux autres gens de sa famille, et donc avec cette méfiance induite par la commisération. Et il envie Dimitri d'être, grâce à sa posture extérieure, plus digne de sincérité que lui-même, lui l'ami de toujours, trop proche d'elle peut-être pour son propre bien, lui qui s'inquiétera sans être capable de la rassurer. Lui qui l'aime du plus profond de son âme et qui, puisqu'elle lui est plus précieuse que quiconque sur cette île, ne pourra jamais trouver les mots qu'elle attend.  
De sorte qu'il place tous ses espoirs dans le jeune homme, sachant à regret combien ils sont fragiles et pesants.
Dim 22 Oct 2017 - 14:57
Ces gens avaient le don, de quelques signes innocemment choisis, de rappeler Dimitri à son devoir, et de lui faire sentir tout l'écart qui pouvait exister entre leur comportement, poli à juste dose, et étonnamment élégant, et le sien, plus rêche de cette force sauvage et juvénile qu'il tentait de contenir du mieux qu'il le pouvait. Une simple formule de politesse, qui ne semblait en aucun cas forcée, créait ce malaise que Dimitri ne pouvait s'exprimer. Ce sentiment d'infériorité qu'il entretenait à l'égard de ceux à qui il aurait dû, ou aurait pu, ressembler jetait une ombre féroce et froide sur son intériorité malmenée. Il se sentait karstique et prêt à s'effriter. Comme si ses cavités étaient les caveaux de sa dignité. Comme si sa roche ne résistait pas à la réalité.
Le vieillard était enfin arrivé dans la chambre et s'était posé dans un coin de la pièce, afin de veiller sur sa vieille amie. La discrétion de cette présence ne la rendait pas plus supportable à Dimitri, qui avait l'étrange sentiment d'être ausculté. Il avait d'autant plus de mal à se concentrer que l'accent de son interlocutrice posait parfois difficulté - non que sa propre voix fût exempte de toute inflexion est-européenne, mais il se pensait suffisamment compréhensible. Et ce que disait la vieille Ronce n'était pas pour l'aider : Dimitri crut un instant qu'elle tournait autour du pot et qu'il allait devoir lui dire, avec une indifférence toute calculée, que les trucs les plus gênants des vieux ne le dérangeaient pas, vu qu'il y était habitué, mais ce n'était pas son incontinence qui en question. Le problème semblait plus psychologique : elle se demandait d'ailleurs s'il allait la trouver folle. Drôle de question : Dimitri se tourna légèrement vers M. Enkhsaikhan, afin de vérifier qu'il n'allait pas s'en prendre à lui. Crainte ridicule, le Mongol semblait baigner de son assurance son amie, il s'inquiétait pour elle mais conservait aussi tout son respect. Ceci dit, mieux valait se montrer prudent et ne pas le contrarier. Dimitri resta silencieux, préférant la laisser terminer. Et connut un instant de panique lorsque ce fut fait.
Ce récit n'était pas totalement étranger, et on pouvait se faire plusieurs idées du ou des maux dont Mme Ronce souffrait rien qu'en entendant sa description. Après tout, rien de très étonnant de perdre l'audition ou la raison à un certain âge - mais cela, Dimitri ne pouvait pas le dire devant M. Enkhsaikhan, ce n'était pas possible. Il tenta de masquer le mieux qu'il pouvait son scepticisme, en se disant qu'il allait trouver une façon diplomatiquement correcte de se sortir de cette situation très pénible. Mais pour le moment, son cerveau refusait obstinément de produire une idée valable, et la vieille dame continuait à lui affirmer que ce qu'elle ressentait n'était pas des hallucinations.

« Euh... ok. » répondit-il pour lui dire qu'il l'avait bien entendue.

Mais maintenant, il devait parler, et il n'était pas prêt. Il était prompt à croire lui aussi aux hallucinations, mais il n'avait pas le droit de sortir cette réponse. Même si son hôte semblait apparemment douter de la santé mentale de Mme Ronce, il n'était pas encore prêt à accepter la vérité.

« Donc, euh, des hallucinations. »

Réfléchir à haute voix l'aidait parfois à mieux structurer sa pensée. En l'occurrence, Dimitri en avait bien besoin, parce qu'il ne savait pas trop où il allait. Il était censé prouver que sa patiente avait (ou pas) des hallucinations, mais il ne savait pas franchement comment le faire - en plus, elle ne donnait pas l'impression d'être folle, juste fatiguée. L'envie de faire les cents pas dans la pièce gigota dans ses jambes, mais Dimitri se força à l'immobilisme, par peur de déranger. En revanche, ses doigts se mirent à danser sur le lit en une symphonie silencieuse, preuve qu'il était loin d'être aussi calme que ce qu'il aurait voulu montrer.

« Euh, vous avez d'autres trucs ? Vous entendez des bruits bizarres ? Des voix, des acouphènes ? Vous voyez des trucs que les autres ne voient pas ? Et votre vision, elle se brouille, ou elle est double parfois ? »

Dimitri sortait, pêle-mêle, ce qui lui venait par la tête, conscient de son manque de logique et de rigueur quant à sa façon d'opérer. Mais enfin, peu de gens devaient faire fonctionner leur cerveau en présence du papy le plus effrayant de tout Pallatine.

« Vous avez un truc au cerveau ? » demanda-t-il enfin de but en blanc.

Il se tut brusquement, conscient qu'il était probablement allé trop loin et que l'un des deux allait le faire taire, d'une façon ou d'une autre. Dimitri songea que tous les deux savaient très probablement faire disparaître un corps. Il se doutait que ce n'était pas le sort qui lui était réservé, et pourtant, cette pensée lui traversa la tête telle une flèche assassine. Pourtant, il n'avait pas dit qu'elle était folle. Juste qu'elle avait peut-être une tumeur ou quelque chose qui la faisait halluciner.
Sam 4 Nov 2017 - 14:52
Dimitri ne comprenait pas. Nul besoin de l'observer pour le deviner ; ses hésitations trahissaient son état d'esprit autant que ses réflexions, lesquelles ne devaient pas voler plus haut que le ras des pâquerettes – mais pour sa défense, il n'était ni le premier à se trouver aussi démuni face aux symptômes de la vieille femme, ni le plus outrageant dans ses réactions. Il se montrait d'ailleurs plutôt neutre sur ce terrain accidenté, voire prudent, et s'il avait sûrement été capable de davantage d'éloquence ou de charisme par le passé, ni Ronce ni Sansar ne lui tenait rigueur de cette actuelle perte de repères. Au contraire. L'alitée, parce qu'elle avait eu l'habitude d'entendre toutes sortes d'opinion sur sa santé, paraissait même soulagée qu'il ne témoignât qu'une maladroite incertitude, tandis que Temudjin approuvait en silence cette apparente tranquillité. Tout perturbé que le jeune homme devait être, il ne niait ni ne rejetait en bloc ces déclarations, pas plus qu'il n'essayait de faire de la grand-mère la malheureuse responsable de ce qui lui arrivait.  
« Non, ce ne sont pas des hallucinations, répéta-t-elle en secouant la tête, les hallucinations ne sont pas réelles. Ça, ça l'est. » Elle parlait d'un ton calme, rationnel quoique un soupçon irrité de ce qu'on essayât de lui faire avaler des couleuvres. Cette contrariété, son ami la perçut lorsqu'elle répondit au ruisseau de questions qu'avait relâché Dimitri, à l'instar d'un torrent de symptômes fatalistes :
« Rien de tout cela. Je suis en parfaite santé – enfin, autant qu'on peut l'être à... »
Elle s'interrompit soudain, interdite. Au même moment, à l'autre bout de la pièce, Sansar se redressa d'un bloc comme s'il avait encore vingt ans et qu'on l'eut giflé. Toute trace de neutralité s'était dissipée sur son visage, remplacée par un pli plus colère encore que soucieux. En un sens, Dimitri aurait insulté Ronce que l'Ancêtre ne l'aurait pas fixé autrement ; certes il ne distinguait pas grand-chose des traits de l'infirmier, mais cela n'avait aucune importance s'il désirait dissuader le blanc-bec de tirer de cette manière sur ses nerfs. Un « truc au cerveau » ? Jamais n'avait-on à ce point manqué de respect à son amie.  

« Comment... ?! », commença-t-il en s'approchant du lit d'un mouvement presque brusque, nerveux, prêt à écarter le jeunot d'un coup de canne s'il ne fournissait pas plus d'explications à ses outrageantes suppositions. Discernant l'intention, Ronce eut un sursaut où affleurait une certaine froideur sous la couche d'hébétude.
« San ! »
Le Vieillard se figea. Ses phalanges crispées sur le bois sculpté de son soutien, là où Yrr avait gravé quelques runes de graphie mongole, il sembla perdre un instant son empreinte terrestre, s'arrachant à un éclat de sommeil qui lui aurait traversé l'esprit sans qu'il s'en aperçoive. Son nom lui parvint une seconde fois avec une nuance plus inquiète. Il cligna des yeux pour que les taches de lumière lui redeviennent familières, puis retrouva une allure plus sereine – plus lointaine.  
« Hum... Veuillez m'excuser... J'ai été surpris. »
La moue évaluatrice de la maîtresse de maison se détendit alors lorsqu'elle se tourna vers son aide-soignant. D'une mimique de la main visant à balayer un quelconque malentendu, elle se força à sourire en dépit des angoisses qui avaient éclos à l'intérieur de sa poitrine à l'annonce d'un mal peut-être irréparable.
« Serait-ce possible, Dimitri ? Avez-vous connu d'autres personnes qui vous racontaient les mêmes événements et qui avaient une maladie ? Ou bien suis-je la seule à subir ces... ces décalages ? »
Elle ignorait si connaître la cause de ses perturbations, ou apprendre qu'il en existait d'autres pour qui il se produisait des faits similaires, l'aiderait à mieux accepter la réalité. Condamnée ou non, cela ne faisait pas bien grande différence pour elle, en définitive.
Sam 11 Nov 2017 - 20:37
Dimitri attendait, les épaules tendues, la correction que l'un des dieux vieux allait lui faire subir. Maintenant qu'il avait gaffé, il s'entendait demander à nouveau Vous avez un truc au cerveau ?, et il se demandait s'il était fou. Il aurait au moins pu utiliser des termes médicaux, il en connaissait après tout, même s'ils n'étaient guère rassurants, mais il avait préféré exprimer brut son soupçon avant même qu'il eût le temps de travailler sa pensée. Il n'avait pas rougi, il n'avait pas exactement peur, mais il s'était raidi en attendant l'inéluctable. Les battements accélérés de son cœur et la rengaine dans sa tête ne l'empêchaient pas d'être douloureusement conscient de ce qui se passait autour de lui.
Le vieux s'était levé de sa chaise d'un sursaut épileptique, tendant son corps fripé vers Dimitri avec une force qui commandait le respect. Dimitri aurait peut-être le dessus s'ils devaient en venir aux mains - après tout, il était plus jeune, donc plus fort, plus vigoureux, mais aussi sensiblement plus grand - mais il n'en était même pas sûr, et puis, le vieux était armé. En l'entendant, Dimitri avait davantage enfoncé son cou dans les épaules, comme s'il pouvait éviter le courroux de M. Enkhsaikhan en se mettant à sa hauteur. De son côté, la vieille s'était figée, visiblement choquée par ce qu'elle avait entendu. S'il n'y avait le vieux juste derrière qui paraissait prêt à monter aux créneaux pour sa belle, s'il n'avait eu du respect pour Mme Ronce aussi, Dimitri se serait félicité d'avoir réussi à jeter un tel froid sur l'assemblée. Mais il n'y parviendrait jamais aussi bien, quand bien même il l'aurait voulu.
Il ne bougeait plus, ne parlait plus, se contentait de regarder dans le vague en serrant les dents, en espérant que cela passerait. S'il ne bougeait plus, est-ce qu'ils finiraient par l'oublier ? Cela semblait stupide, mais c'était le souhait que Dimitri formulait de tout son cœur en secret. Mais un cri, subitement, le ramena à la vie - un rappel à l'ordre qui ne lui était pas destiné. Il n'avait toujours pas bougé quand M. Enkhsaikhan s'excusa de s'être emporté, et Dimitri ne put accepter ses excuses, conscient que les rôles auraient dû être inversés. Il grommela un désolé qui se perdit dans sa barbe inexistante, mais conserva son immobilisme en signe de contrition. Il était suffisamment embarrassé pour ne pas savoir quoi faire, de toute façon...
La voix délicate de Mme Ronce, si douce après l'éclat de colère de son compagnon, le fit relever la tête et la regarder dans les yeux. La gêne se lisait encore sur son propre visage, dans le tomber de ses yeux, dans les ondulations de sa bouche dépourvue de ses inclinaisons moqueuses, mais Dimitri osait porter son regard sombre sur cette vieille dame alitée. Il avait envie de la sauver. Il ne savait pas comment s'y prendre, mais cet objectif s'était imposé à lui comme un coup de poignard en plein ventre. Pour la vie qu'il avait prise, il devait en sauver une autre. L'absolue nécessité de cette contrepartie lui était devenue vitale dès le moment où il avait compris qu'il avait besoin de se racheter et que la vie, peut-être, lui offrait l'occasion de le faire. Il ne regagnerait pas son innocence, perdue à tout jamais, mais il aurait compensé ce qu'il avait fait. Une vie pour une autre. Le deal semblait si simple, si pur, que Dimitri savait ne pas être capable de remplir sa part. Mais il ne voulait pas échouer.

« Eh bien... » répondit-il avec prudence.

Le regard scrutateur de M. Enkhsaikhan dans son dos le faisait pratiquement frisonner, ce qu'il ne comprenait pas vraiment, car ce n'était qu'un vieux. Le vénérable l'avait même probablement déjà pardonné pour ses paroles maladroites. Mais Dimitri se sentait terriblement mal à l'aise avec lui, sans pour autant songer à lui demander de partir.
Il creusa sa cervelle, encore et encore, mais elle lui semblait terriblement vide. Il n'était plus certain du nom de certains de ses clients les plus récents, à cause de la pression. Mais il y avait bien quelque chose dont il était sûr :

« Désolé, j'ai vu ça chez personne. » avoua-t-il enfin. Et cet aveu ressemblait pour lui à un brûlant repentir. « Je veux dire... » Il cherchait ses mots, pour ne pas reproduire le terrible malentendu. « Si c'est pas une hallucination, je ne vois pas ce que ça peut être. Pour les patients qui en ont, d'ailleurs, ça peut sembler très réel... » glissa-t-il enfin avec prudence.

Mais Dimitri sentait que la conversation risquait de prendre à nouveau un tour glissant et préféra s'abstenir de tout commentaire à ce sujet. Si elle affirmait ne pas avoir d'hallucinations, Dimitri voyait mal comment la convaincre du contraire, en particulier avec un chien de garde tel que M. Enkhsaikhan. Avec précipitation mais aussi plus d'assurance, le jeune homme enchaîna :

« Quand est-ce que ça vous est arrivé pour la dernière fois ? Et à quelle fréquence ça arrive ? Et vous, monsieur... » Dimitri se tourna vers l'intéressé. « Vous n'avez rien vécu de semblable ? »

S'il était capable de regarder la vieille dame dans les yeux, Dimitri ne pouvait en faire autant avec son amant : il dirigeait vaguement son regard vers son visage sans pour autant l'y fixer. Mais il se devait de se tourner au moins vers lui.
Il ne pensait pas que M. Enkhsaikhan fût malade, mais Dimitri s'était dit que s'il avait remarqué quelque chose, il serait ravi de lui en parler. Peut-être avait-il été témoin de quelque chose. C'était cela en particulier qu'il escomptait.
(et peut-être qu'en recentrant l'attention sur les yeux ils oublieraient sa maladresse)
Dim 25 Mar 2018 - 23:51
Telle la flamme d'une bougie balayée par un souffle d'air, ou un pétale de coquelicot emporté par le vent, le sursaut de courroux qui l'avait embrasé s'était réduit à une chiquenaude au fin fond de ses entrailles. Dimitri n'avait pas fait exprès de se montrer si insolent ; il n'existait derrière sa nonchalance brutale qu'une maladresse et une impuissance toutes juvéniles que le vieillard avait oublié de considérer durant une fraction de seconde, soudain occultées par cette intolérable annonce – un truc au cerveau –, et il s'en voulait d'avoir haussé la voix contre ce pauvre infirmier déjà perturbé par ses propres questionnements et leur absence de justification. L'échine droite nonobstant son repenti, quoique aussi droite que son grand âge le lui permettait, Sansar approcha du lit où végétait Ronce, contourna le meuble jusqu'à se placer du côté opposé à celui occupé par le jeune homme puis, sans pour autant se désintéresser de ce que celui-ci serait capable de renchérir pour apaiser sa compagne, déposa sa paume froide et poncée par les âges par-dessus la main de cette dernière. Dans les ridules irriguant l'épiderme, le long des frissons qu'il était seul à percevoir, à travers les infimes palpitements, il capta ses troubles de même que ses sentiments, lesquels étaient mâtinés de crainte et d'insécurité.
Elle leva alors vers lui ses prunelles à l'encre diluée, et bien qu'il ne pouvait la voir, il devina que son inquiétude lui était tout entière destinée – et il se sentit aussitôt ému et coupable. Tous deux écoutaient les paroles de Dimitri avec un respect teinté d'appréhension, ce qui expliquait peut-être l'attitude embarrassée du garçon, mais Ronce se garda de le contredire une nouvelle fois à propos de cette histoire d'hallucinations. Elle avait beau connaître la nature de ses maux, qui n'étaient certainement pas de l'ordre de la démence, la réticence de l'Indépendant à la croire l'obligeait de façon subconsciente à se rétracter sur ce qu'elle savait pourtant être la vérité, sans être en mesure de la définir avec précision.
Puis vinrent les interrogations. Et la plante s'ouvrit de nouveau, presque timidement :
« Eh bien... Il y a quelques jours environ. Mon fils était en train de m'apporter mon repas... Je l'ai vu entrer, passer la porte avec le plateau dans les mains et... – ses doigts libres mimèrent une éclosion ou une explosion – … il ne s'est pas écoulé une seconde qu'il était assis là, à côté, et qu'il me parlait, le plateau posé sur la table. Je n'avais même pas... même pas cligné des yeux... »
Chose qu'elle faisait à cet instant de manière fébrile, désorientée, amplifiant par ce bruissement des paupières l'égarement qui avait été le sien au moment des faits. Sansar raffermit son étreinte autour ses phalanges et, en réponse, elle serra jusqu'à marquer des plis dans les draps. « Au début de l'année, ce n'était pas si évident ni aussi fréquent. De tels effets arrivaient, oui, je m'en apercevais, mais c'était plus comme, vous savez, ces brèves sensations de déjà-vu. Je ne m'en inquiétais pas, elles ne me gênaient pas. C'est ensuite que ça s'est étendu, au point que des phrases ou des mouvements entiers disparaissaient sans que je ne sache où et qu'on me reproche ces... absences. Mais ce n'est pas moi qui m'absente, ce sont les autres... »

De plus en plus fort à mesure que Ronce discourait, un phalène s'affolait sous le sternum du Vieillard, heurtant de ses élytres les parois osseuses de son thorax. Comment avait-il pu se montrer aussi aveugle à la détresse de son amie ? Qu'elle l'eût tu n'excusait en rien son indifférence ; il aurait dû s'en rendre compte, dû se faire du mouron pour ce fragile végétal dont il se targuait de partager la mémoire et que, finalement, il était incapable de soutenir assez.
Aussi improbable cela fût-il, c'est à Dimitri que revint le mérite de lui sauver la donne. En effet, là où le doyen ignorait la meilleure manière de réconforter la grand-mère, quand il hésitait sur les mots à employer pour lui assurer son appui, l'intérêt du jeunot envers ce qu'il avait pu éprouver de similaire l'aida à orienter son propos et, à l'aune de ses souvenirs, d'apaiser la conscience de la Vietnamienne. Enfin, de croire qu'il serait capable l'apaiser.
« Peut-être... Est-ce que... »
Ce n'était guère l'incertitude qui ralentissait sa pensée, au contraire ; celle-ci n'avait eu aucun mal à remettre le doigt sur l'exemple qu'il comptait dévoiler. En revanche, il se demandait si l'infirmier, à son tour, oserait supputer qu'il avait « un putain de truc au cerveau » ou si ce prochain aveu pourrait enclencher une remise en question de ce diagnostic ; ce n'était pas tant la teneur de la déclaration qui l'incommodait, mais l'interprétation qui en serait faite – son influence sur la confiance des deux êtres qui l'entouraient.
« Oanh, tu te rappelles le jour où j'ai perdu Kun Thea à la sortie de l'école ? Et qu'une charmante dame, Lupe, m'a accompagné jusqu'à ce que je la retrouve ?
Oui...
Ce que tu décris, cela ressemble beaucoup à ce que j'ai ressenti juste avant qu'elle ne lâche ma main. Elle... Elle était là, je la tenais et...
San... »
De ses pupilles blanchâtres, le vieux Mongol dévia en direction de Dimitri ; les phalanges de Oanh/Ronce l'enjoignaient d'une infime pression à continuer, mais il souhaitait d'abord s'assurer que leur auditeur, aussi perdu soit-il, continuait de les écouter. Et – avec de la chance – modifierait son verdict par respect pour son grand âge. Ou par respect tout court.
« Je n'habite pas en ville. Il arrive souvent que je ne côtoie personne pendant plusieurs jours, donc je ne saurais dire si ce type de décalage survient aussi lorsque je suis dans les montagnes, car alors je ne prête guère attention au temps puisqu'il est une création humaine, une considération qui n'existe que si on l'y donne une mesure. Je ne sais pas si cela m'affecte quand je suis seul. Mais cette fois-là... Si.
Pourquoi tu ne m'as rien dit ?! »
Elle avait retiré sa main, brusquement mais sans violence. Stupéfaite. Mal à l'aise – comme trahie. Il n'y vit pas d'erreur de sa part. L'accepta, plus solide qu'il n'aurait dû l'être.
« Pour ne pas te causer plus de souci. Pour ne pas que tu me traites comme les membres de ta famille t'ont traitée quand tu leur as décrit ton mal. »
Pour ne pas recevoir la moindre pitié, dans un soubresaut d'orgueil tout féminin. Alors qu'à cet instant précis, il regrettait de s'être comporté ainsi ; il n'avait fait que retarder l'échéance, voire aggraver les conséquences. Et il était trop tard pour faire marche arrière ; ne restait qu'à s'endurcir.
Mar 17 Avr 2018 - 11:08
La tempête était passée avant même d'être arrivée, mais le soulagement qu'il aurait pu éprouver en voyant les vents furieux se calmer tardait à venir. Dimitri ne pouvait être certain qu'il saurait éviter un nouvel ouragan, lui dont les paroles maladroites et angoissées agressait les cœurs de ceux qui l'écoutaient. La tendresse était un sentiment dont il était empli mais qu'il ne savait exprimer autrement que par les gestes. Ses mains catastrophiques avaient appris à réparer, après s'être consacrées à la destruction pendant de si longues années, mais personne n'avait pris la peine d'apporter un enseignement comparable à ses pensées. Il pouvait prendre le pouls avec douceur comme il pouvait se servir d'un revolver, mais Dimitri ne savait pas par les mots consoler. Il aurait été probablement plus utile en auscultant la vieille dame, à la recherche de la moindre petite irrégularité à détecter, mais il doutait trouver quelque chose de nature à l'inquiéter davantage que ces espèces d'hallucinations inexpliquées. La tête, c'est bien connu, ça faisait peur, plus que quelques tâches sur la peau.
Le sang battait sourdement à ses oreilles, soulignant le vide métaphorique de sa boîte crânienne, alors qu'il écoutait le témoignage de la vieille femme avec la certitude absolue qu'il n'avait aucune réponse à y apporter. Si M. Enkhsaikhan n'avait été présent, à la recherche d'une réponse qui était en vérité impossible à trouver, Dimitri aurait déjà baissé les bras - et peut-être aurait-il eu raison, car ne valait-il pas mieux avouer son incompétence plutôt que de se borner à faire illusion ? Voilà bien des années qu'il n'avait plus la fierté qui dicte de cacher aux mondes ses faiblesses, et pourtant, la peur, irrationnelle, spectrale, de ce qui pourrait lui arriver s'il abandonnait maintenant causait exactement les mêmes effets. Il s'accrochait à une histoire farfelue comme s'il pouvait y trouver une hypothétique solution, alors même qu'il avait des difficultés à se concentrer et à faire une synthèse convaincante de ce qu'il entendait. Dimitri ne parvenait même pas à se représenter la scène que la vieille décrivait - mais elle avait dit être absente d'esprit, alors il supposait qu'elle aussi avait du mal à se concentrer. Présentées ainsi, cela pouvait ressembler à une maladie, en effet, et Dimitri était prêt à s'engouffrer dans la brèche et à présenter toutes ces hypothèses pathétiques d'une voix tremblante à force de chercher à se persuader, mais le vieux, qui malgré son grand âge avait l'esprit plus vif, réagit à son tour. Il sembla à Dimitri que M. Enkhsaikhan se décomposait, comme s'il prenait conscience de quelque chose qu'il avait jusque là ignoré. Cette attitude désolée intrigua Dimitri : il se passait quelque chose qu'il n'était pas en mesure en comprendre. Et effectivement, la discussion dériva sur un événement qu'il n'avait pas vécu, avec des personnes qu'il ne connaissait même pas, mais qui semblaient rejoindre ce que la dame avait dit.
Le vénérable lui parlait, désormais, et si Dimitri en avait conscience, il ne parvenait pas à prêter une entière attention à ce qui lui était dit. Son cerveau devait intégrer une donne nouvelle qui modifiait considérablement la situation. Soit les deux étaient malades, soit ils étaient victimes d'un phénomène qui, pour le moment, ne concernait que les vieux. Pour gagner du temps, Dimitri répéta mécaniquement une information qu'il avait plus ou moins captée :

« Vous dîtes que ça ne vous arrive pas dans la montagne ? »

Et ce faisant, il prit conscience de l'étrangeté de ce que cette information signifiait. Car quelle maladie ne survenait qu'en ville et non à la campagne ? La pollution ne pouvait pas tout expliquer à elle seule. Dimitri ne prenait pas acte des hésitations du vieillard, qu'il attribuait à la prudence que les vieilles gens ont ordinairement lorsqu'ils abordent un sujet qu'ils ne connaissaient pas trop. Il avait beau les aimer à sa manière, ses patients, Dimitri conservait toujours une distance par rapport à ce qu'ils lui disaient - et pas uniquement à cause de sa propre jeunesse, mais parce qu'ils étaient vieux et séniles, qu'ils vivaient selon des valeurs du passé, des valeurs de son temps auxquelles il ne croyait déjà plus. Ils n'étaient plus adaptés au temps, à la vie, mais on ne pouvait leur souhaiter la mort pour autant, car souvent ils avaient encore des choses à découvrir. Ce paradoxe était très mal compris de Dimitri qui, pourtant, le ressentait du plus profond de son être à chaque fois qu'il s'occupait d'un de ces êtres vénérables. La mort d'un vieux restait tragique, même si elle était naturelle.
Peut-être M. Enkhsaikhan et sa femme désiraient-ils que le jeune homme prenne parti pour eux, qu'il expliquât au monde entier qu'ils n'étaient pas fous, mais faisaient face à un phénomène inexpliqué dont il fallait explorer les secrets. Ce n'était pas tant l'esprit scientifique de Dimitri, qui n'existait pas vraiment chez lui, qui résistait à cette idée, que la certitude absolue que ce rôle ne lui allait pas du tout. Il n'était pas fait pour être porte-parole, même de bonne santé, et il ne pouvait donner son approbation de faussaire au sentiment qu'ils allaient bien. Il n'en savait rien, et il n'était pas là pour en juger. Il ne savait même pas pourquoi il était là, d'ailleurs, si ce n'est sous le coup d'une contrainte un peu imaginaire et fantasmée.
Dimitri s'éclaircit la voix pour se donner du courage.

« Je suis pas sûr de comprendre toutes ces considérations... métaphysiques, glissa-t-il avec prudence, mais je doute que la science ait quelque chose à voir avec cela. C'est pas trop normal que deux personnes vivent la même expérience de façon différente. C'est peut-être... » il prit quelques secondes pour peser sérieusement ses mots. « Vous savez, tous ces trucs qu'on sait pas sur le cerveau ? Genre les near-death experiences et ce genre de trucs. C'est peut-être ça. »

L'explication était plus acceptable qu'une maladie neurologique : Dimitri espérait que ces braves vieux mordraient à cet appât de toutes leurs dents artificielles, qu'ils ne chercheraient pas à la remettre en cause par un scepticisme suspect. Lui-même n'y croyait pas totalement, mais il se savait acculé, obligé de sortir la première explication qui lui passerait par la tête, et celle-ci lui semblait crédible. Il était persuadé qu'il adhérerait à cette thèse une fois qu'il serait sorti de ce guêpier, qu'il y réfléchirait à tête reposée, et que tous ces récits étranges se seraient fondus en un souvenir inquiétant mais pacifié par la distance qu'il aurait mis entre l'instant présent et le temps de la réflexion.
Que savaient-ils de ces étranges phénomènes que personne ne savait expliquer à Pallatine ? Probablement pas grand chose. Peut-être plus que ce que Dimitri pensait. Assez sans doute pour s'en inquiéter. Il crut bon d'ajouter quelques précisions :

« c'est pas forcément grave ou mauvais, hein. C'est juste... des trucs qu'on sait pas. Expliquer. Y'a des gens qui y croient et d'autres qui y croient pas. Chacun doit se faire sa propre opinion, j'pense. Mais j'dirais que vous avez tout intérêt à y croire, parce que c'est clairement ce qui est en train de vous arriver. »

On le sentait, au relâchement de son langage : Dimitri s'apaisait peu à peu. Il n'avait plus à prêter attention à de petites histoires insensées, il avait apporté une explication logique, quoiqu'un peu mystérieuse, au mal étrange qui les frappait tous les deux, et il était pratiquement certain de s'en sortir avec tous ses os et tout son sang. Il ne restait plus qu'à faire gober cette explication aux vieux, jusqu'à ce qu'ils en soient aussi persuadés que si l'idée avait grandi en eux, et il pourrait retrouver sa petite vie tranquille, où son seul souci serait de s'amender auprès d'un aîné qui ne voulait rien entendre de lui parce qu'il pensait ainsi le protéger - gros tracas en perspective. Mais au moins avait-il la certitude de garder la tête sur les épaules à l'issue de chaque confrontation qui l'opposait à son frère mal-aimé.

« vous êtes pas fous. » insista Dimitri, comme si cela pouvait achever de les convaincre.

Car les deux vieillards semblaient très sensibles à cette question, et il était important de leur faire comprendre que ce qui leur arrivait ne diminuait en rien leur dignité. La preuve était que Dimitri faisait encore de gros efforts pour ne pas se mettre à dos un type qui lui imposait plus de respect que quiconque d'autre.
Sam 27 Oct 2018 - 12:07
Toujours en présence de Ronce, Sansar laissait tomber le masque. Non pas qu'il avait pris l'habitude de l'endosser devant les autres – ces dernières années c'était plutôt le cadet de ses soucis –, mais son amie seule pouvait se targuer de détenir son entière confiance, et si Dimitri en était témoin à son tour, eh bien, cela n'avait guère d'importance ; à l'exception de ce sur quoi on l'interrogeait, le Vieillard ne se sentait pas particulièrement en danger, ou tout du moins contraint de s'ouvrir à un étranger ou encore forcé de revêtir une autre apparence que celle qu'il donnait à voir depuis que l'infirmier avait franchi le palier de l'épicerie. Ce dernier, parce qu'il possédait une certaine forme de confidence de la part d'Oanh, ne représentait en effet pas une menace pour eux deux et, d'ailleurs, peut-être comprenait-il que si à ce moment précis il en existait bien une, elle ne pouvait guère émaner de lui.
En Sansar les souvenirs affluaient afin de retrouver, trier et reconstituer tous les récents événements qui s'apparenteraient de près ou de loin à ces phénomènes de temporalité indomptée, de manière à fournir en cas de requête un panorama le plus complet possible de ces symptômes pour le moins étranges. Malgré cela, et en dépit de la concentration qu'il était capable de placer dans cet exercice, il lui fallut reconnaître qu'il ne subsistait pas beaucoup de liens entre ce qu'il avait vécu ces mois précédents et ces décalages, ni davantage s'il se focalisait sur des propos tenus par d'autres ou sur de simples rumeurs. Rien ni personne a posteriori n'aurait été en mesure d'apporter un quelconque grain à moudre. Et dans l'éventualité où ces événements seraient survenus dans la montagne, l'Ancêtre ne possédait aucun repère à même d'en rendre compte – il secoua la tête en guise d'abdication.      

Un temps s'écoula durant lequel chacun rassembla ses esprits, ses réflexion, ses sentiments. Nonobstant l'apparente tranquillité de la scène, et nul doute qu'un étranger n'y aurait décelé aucune once d'hostilité, c'était un subtil conseil de guerre qui s'opérait en ce moment suspendu, peu avant que Dimitri ne reprît la parole. Sa jeunesse y transparaissait alors plus qu'auparavant, à moins que ce ne fût la vieillesse de ses interlocuteurs qui s'en ressentait davantage à la lumière de ses propos. Des expériences de mort imminente ? Rien de tel pour glacer ce qu'il reste de sang à n'importe quel grabataire. Pourtant, dans son inconfort, l'infirmier avait la chance de se tenir face à deux créatures pour qui le trépas, de par sa proximité constante d'avec leur existence, n'inspirait plus tant de crainte ni de déni. Ils ne s'y étaient pas résignés non plus. La camarde n'était finalement, à l'extrémité nord de leur vie, qu'une vieille compagne qu'il salueraient sans outrage à l'heure de leurs retrouvailles. Néanmoins, et sans que Sansar fût en mesure d'en décrypter l'intention, il surprit un triste soupir dans la gorge de Ronce.
Ni grave ni mauvais, voilà bien une expression qui ne pourrait jamais convenir à son passé. C'en était presque comique, d'entendre ce gamin, ce môme de même pas trente ans, tenter de les apaiser en claquant ses arpèges discordants et maladroits ; si le Mongol avait pu y croire, peut-être s'y serait-il laissé absorber afin de consoler son âme-sœur, afin que sa conviction factice vînt enrober et consolider celle de sa comparse. Mais non. Elle le connaissait trop pour ignorer ce qu'il était capable de faire pour elle, et si de son côté elle n'était pas prête à accepter cette explication et à l'assimiler, il ne pourrait rien accomplir qui la fît changer d'avis. Depuis le mensonge avait quitté leur relation. Depuis, probablement, le jour où la fin s'était immiscée à l'intérieur de leur matrice pour en broyer le fruit commun.
« Merci, Dimitri, de nous écouter. Vous savez que plus nous vieillissons et plus les jeunes générations ont tendance à couvrir nos propos de sénilité, voire à nous déresponsabiliser. C'est aimable de votre part d'essayer de nous rassurer sans nous considérer comme des idiots ou des affabulateurs. »
La voix de Ronce, éraillée comme des racines de lotus, butait sur les vocables anglais sans s'autoriser à abandonner. Contrairement à Temudjin, dont la fonction jadis avait obligé à devenir parfaitement polyglotte, sa langue natale et quotidienne demeurait le vietnamien, ce qui ne manquait pas d'inonder sa bouche de nasales et d'accents bruts qu'occultait mal la tentative de se montrer plus savante qu'elle ne l'était en vérité. Son ami acquiesça, partageant cette vision du jeune adulte.
« Nous sommes navrés de n'avoir guère plus de données à vous transmettre sur ces phénomènes. Et vous n'êtes pas scientifique, donc cela ne vous concerne pas directement. Mais au moins savons-nous que ce n'est pas spécialement dangereux. Ni épidémique. Nous vous remercions. »
D'une courbe de tête, ils témoignèrent à l'unisson de leur reconnaissance à l'encontre du garçon. Ce n'était pas grand-chose, car ils ne pouvaient lui offrir plus que cette maigre valeur humaine – à l'exception de l'argent pour son travail –, mais ils y tenaient. Puis Oanh, se tassant un soupçon contre ses oreillers, conclut :
« Puisqu'il n'y a rien à attendre pour l'instant, vous êtes libéré, Dimitri. Merci encore.
Je vais vous raccompagner », ajouta aussitôt Sansar, balayant en quelques mots toute tentative de l'infirmier pour couper court à cette présence. Il sourdait en effet à l'arrière de ses poumons un relent autoritaire, bien qu'exprimé avec calme, qui ne souffrait aucun refus. Il aurait insisté, sinon. Insisté comme on enserre un poignet qui s'échappe, comme on presse un bras qui se dérobe.

Le temps d'attraper sa canne qu'il se dirigeait déjà vers l'escalier menant au hall d'entrée, quittant un instant la chambre de Ronce d'un pas lent. Dimitri sur les talons, il attendit que la porte fût close et qu'ils se tinssent sur le seuil du rez-de-chaussée, à quelques centimètres de l'extérieur, de la fuite, de la survie, pour s'adresser au jeunot.
« Vous venez de la Terre, n'est-ce pas, Dimitri ? D'une Terre bien antérieure à ce temps de Pallatine, je crois. » Il marqua une pause, un silence, assez pour que l'information achève son chemin dans l'occiput de l'intéressé, pas suffisamment cependant pour qu'il ait l'opportunité d'objecter. « Ces histoires de temps... avec ce que l'on a entendu récemment autour des disparitions inexpliquées... pensez-vous qu'un équilibre se soit brisé ? Que nous payons aujourd'hui pour les parties jouées hier ? Nous, nous n'avons plus longtemps à vivre, mais vous ? Qu'imaginez-vous qu'il adviendra demain ? »
Pas un chouïa de mesquinerie ne suintait dans son discours ; quoique sévère d'apparence, il y pointait une réelle et sincère inquiétude qui, par son objet, se hissait beaucoup plus haut que ce qui pouvait l'atteindre lui, dans les minces années, mois, encore attachés à ses mains. Mais il craignait d'effrayer Dimitri à cause d'elle et, au-delà de ce possible trouble, de provoquer une anxiété pérenne. Aussi ne souhaitait-il pas que Ronce écoute cela.
Dim 28 Oct 2018 - 15:33
Ok, il conservait sa tête. Bonne nouvelle de la journée.
Voir ces deux vieillards exprimer leur soulagement avec tant de retenue, ainsi qu'un remerciement poli aussi bien pour son aide que son attitude, était une forme de validation, prouvant que Dimitri avait bien fait son travail. À présent qu'il s'autorisait à respirer plus librement, il pouvait se montrer plus critique, ressentir un peu de pitié pour les rides pathétiques de cette femme à qui il venait de rendre la dignité. Il reniflait toujours autant face à l'autoritarisme du vieillard, qui lui donnait l'impression d'exiger de lui une parfaite discipline. Même l'attachement touchant que M. Enkhsaikhan prodiguait à sa tendre amie ne parvenait pas à effacer tout à fait aux yeux de Dimitri la dangereuse menace qu'il sentait émaner de son corps rabougri. Il lui faudrait tester sa force à l'épreuve de son cou pour s'en débarrasser.
On le congédiait, avec la douceur d'une femme reconnaissante, avec l'empressement d'un homme gêné, qui rencontrait le sien, las d'inquiétude. La porte qui se refermait ne clôturait qu'imparfaitement le chapitre qui venait de se terminer : l'un des protagonistes restait sur le pallier, attentif comme un prédateur qui ne saurait accepter la présence d'un rival, fût-il dérisoire, sur son territoire, à moins de ne marquer tacitement sa temporaire acceptation. Qu'aurait-il eu à dérober dans ce modeste mouroir, si ce n'est des souvenirs qui auraient eu pour Dimitri le goût du remâché. Les événements dans toute leur variété finissaient tous par jaunir à force de s'user. Même les papiers les plus brillants et colorés subissaient cet impitoyable traitement qui les rendaient désuets. La pellicule ancienne, dépassée, couvrait de son voile à demi-opaque les présents déclassés, que l'on fût un être sans histoire ou que l'on s'appela Enkhsaikhan. Dimitri était assez familier de ce vieillissement pour ne pas vouloir le désirer. Il aspirait seulement à sortir, et à goûter l'air neuf du jour qu'aucun gosier asséché n'avait encore gâté.
Mais il avait gagné un répit plutôt que la liberté. Les questions du vénérable l'ennuyaient. Le rapport avec ce qui venait de se passer lui échappait. Oui, Dimitri venait bien de la Terre, comme beaucoup de gens ici et M. Enkhsaikhan lui-même. L'ancien devait avoir des réponses que sa jeunesse lui refusait. Et pourtant, il se permettait de les lui demander. Comment l'expliquer, si ce n'est par ce besoin de jugement qu'un homme habitué à dominer devait absolument combler ? Dimitri pensait pourtant avoir bien fait ses preuves dans la chambre. Il avait montré qu'il était capable de s'extirper d'une situation compliquée et de trouver une solution au problème qui lui avait été posé. L'avait-il seulement fait ? N'avait-il pas plutôt halluciné sa propre utilité ? Les vieux avaient trouvé tout seuls leur voie de sortie.
L'équilibre, c'est de la merde, une autre illusion qu'ils se sont trouvés tout seuls et dont Dimitri n'a pas envie de s'occuper.

« Vous entendez quoi par équilibre ? Équilibre métaphysique ? de l'univers ? des dimensions ? Ou un truc religieux qu'on vous a dicté avec vos croyances ? » Il s'arrêta un instant, puis reprit. « Le seul qu'on m'a appris, c'est l'équilibre entre le bien et le mal, mais il penchait sacrément en faveur du bien, donc je suppose que ça compte pas vraiment. »

Dimitri retenait le bâillement qui gonflait dans sa bouche - tâche d'autant plus aisée que parler le rendait actif et le forçait à mieux se contrôler. Laissons le vieillard parler. Il trouvera bien sa réponse à lui.
Ven 17 Mai 2019 - 20:06
Aux étranges questions du Vieillard Dimitri avait répliqué par d'autres encore, certes moins trempées dans l'élucubration d'un cerveau éduqué au sein de traditions emplies d'esprits naturels, mais qui aux oreilles du premier renvoyaient toutes à une même idée du monde. Les jeunes âmes qui avaient bénéficié d'une culture et d'une éducation plus sophistiquées que les siennes possédaient ce goût – à moins que ce ne fut plutôt un pouvoir – d'exprimer des nuances, de distinguer plus aisément les réalités que lui n'eut pu le faire au moyen des dix mots présents à son vocabulaire. Certes il avait appris à manier les synonymes et à engranger les différents sens, la découverte de plusieurs langues l'ayant aidé à considérablement augmenter l'étendue de son intellect comme de sa perception cognitive, cependant avec l'âge il en revenait davantage à ces fondamentaux ; qu'il se fusse appeler tao, cosmos ou, pour certains, maman, l'univers existait en tant que tel en dehors de toute traduction, et qu'on y ajoutât des spécificités ne servait en rien sa définition. À entendre le jeune Russe, et en dépit de la note optimiste qui voulut ponctuer sa réponse, Sansar se sentit soudain désobligé et une pointe de navrance cisailla son cœur. Non à cause du fait que ses croyances puissent être assimilées à un « truc » – après tout parmi les nouvelles générations la religion ne faisait plus guère recette depuis longtemps – ou que celles-ci proviennent d'un dogme sur lequel il n'avait eu, a posteriori aucun jugement critique – ce n'était pas le cas –, mais parce qu'il comprit qu'il n'obtiendrait aucune opinion sur cette question de la part du jeune homme. Car il n'attendait pas tant une réponse tranchée qu'un écho, accordé ou non, à sa propre perception.
Sans doute avait-il eu tort de frôler du bout du doigt ce misérable lien entre Dimitri et lui. Comme s'il y avait eu entre eux la possibilité qu'ils soient autre chose qu'un infirmier face à l'ami de sa patiente, qu'ils puissent dériver hors de ces ornières si lointaines l'une de l'autre. Apparemment non.
L'Ancien devrait trouver la solution à ses interrogations d'une façon différente, plus introspective peut-être, ou bien poser la question à qui ne se trouverait pas ennuyé de lui répondre, même par la négative.

Dans un même temps, tandis qu'ils se tiennent ainsi l'un face à l'autre sur le seuil de l'épicerie, Temudjin ne peut s'empêcher de songer qu'il s'agit peut-être de la dernière fois qu'ils s'adressent la parole. Non que cette entrevue ait scellé le glas de leur relation, mais davantage par effet de superstition, comme si envisager la fin l'amenait à s'accomplir plus vite. Après tout Dimitri a la vie devant lui, ainsi que professe le dicton, ce qui n'est plus le cas du retraité – peut-être a-t-il d'ailleurs abusé de son temps vital et qu'il ferait mieux de partir les pieds devant pour laisser la place aux autres ; quand il entend certaines paroles chuchotées entre deux portes, c'est ce à quoi il réfléchit. Il est plus que probable que le brun pense similairement : en dépit du fait que s'occuper du troisième âge est son travail, il doit être excédé de leurs petits bobos insignifiants ou de leur hypocondrie excessive au point de souhaiter que ces schnocks aux relents de cercueil trépassent le plus tôt possible. Mais est-ce qu'il aurait tort, au fond ?
« Non, non, je parlais de quelque chose de plus... enfin... cela n'a guère d'importance. Ici et maintenant, c'est suffisant. »
Il marque une pause, puis, commençant en douceur à se reculer en direction de ses pénates :
« Soyez encore remercié de vous être déplacé, ainsi que pour votre bienveillance. Les gens proches de vous ont bien de la chance de vous avoir. »
Un sourire, plus calme qu'un matin d'hiver, se dépose alors sur sa figure de vieux hibou.
Dim 23 Juin 2019 - 15:33

Dimitri faisait preuve d'une patience exceptionnelle en attendant sans bâiller l'avis du vieux sur les questions métaphysiques qui le taraudaient. De telles interrogations laissaient le jeune homme indifférent, car il avait appris en se faisant transférer que les idées que son époque se faisaient sur le monde étaient erronées. Personne, en effet, n'aurait envisagé l'existence d'une dimension parallèle. Partant, toute conception du monde émanant de la Terre était tronquée. Les expériences de M. Enkhsaikhan le rendaient plus aptes à élaborer une théologie adaptée, et pourtant il hésitait. C'était bien la preuve qu'il n'y avait rien à tirer de ces pensées existentielles.


Le jeune homme n'attendait rien de particulier du vieillard et ne désirait même pas entendre son opinion, mais il éprouva malgré tout une petite sorte de déception en le voyant lâcher si vite le sujet. Allons, je suis sûr que tu peux faire mieux que ça pensa Dimitri en conservant son apparence flegmatique. Il s'était attendu à se faire servir une perle de sagesse à gober toute crue, pour n'en pas sentir la saveur ; cette conclusion navrante le laissait sur sa faim. Pourtant, c'était mieux ainsi.


Dimitri ne fit pas l'effort de répondre correctement - les mots dans sa bouche se seraient probablement mêlés en grognements. Juste un hochement de tête convenu, pour bien montrer qu'il avait entendu, mais qu'il ne s'en foutait pas complètement. Parfait pour conclure sans être trop malpoli. Était-ce trop tard pour exiger que la gratitude d'Enkhsaikhan acquit pour lui une valeur matérielle et monétaire ? Ce doute léger bloqua Dimitri sur le seuil, tandis qu'avec lenteur le vénérable se retirait. Une porte bientôt les séparerait.


Il y mit le pied.



« Attendez ! »



Face aux yeux secs du vieillard, qui le regardait avec une bienveillance de circonstance, la réclamation se bloqua au travers de la gorge. Il ne l'avait peut-être pas bien mérité, cet argent. Après tout, qu'est-ce que Dimitri avait fait ? Pas grand-chose. Les vieux s'étaient rassurés tout seuls en écoutant ses banalités. Ils étaient peut-être stupides, mais ils restaient dangereux. S'il ne voulait pas de trait rouge sous le menton, il ne pouvait pas parler.


Mais putain, il méritait quand même un peu de considération !



« Je peux compter sur vous, n'est-ce pas ? En cas de besoin. Si jamais... »



Les yakuzas sont dangereux. C'est exactement pour ça que Dimitri essayait.

Lun 24 Juin 2019 - 19:05
Dans le monde de Sansar, tout n'est que degrés de lumière et d'ombre. Dimitri, par son allure davantage que par son comportement, est une tache lumineuse suspendue dans l'éther à quelques centimètres de lui, une flaque incertaine qui se définit en nuances de gris, et bientôt il ne sera plus qu'une noirceur, un gribouillis lointain incapable d'être reconnu. C'est ce que voit l'Ancien, ce qu'il contemple, et quand bien même il désirerait faire des efforts pour sculpter sur sa rétine le faciès de l'infirmier, ce serait peine perdue. Cette ersatz de cécité, parfois, est une malédiction. Il ne peut distinguer ses amis de ses ennemis, ne peut différencier un sourire d'une grimace, et ne peut savoir d'où provient la menace. Alors, quand soudain le plus jeune s'élance pour combler l'espace entre eux, quand il ne subsiste brusquement qu'une embrasure entre leurs corps, Temudjin devine que cet instinct qui monte en lui tout aussi vite, il lui faut le réprimer sur-le-champ ; brider son réflexe d'ancien mafieux, de machine à exécuter les ordres et les opposants. Par chance, sa carrière ne le disposa pas à transformer l'assassinat en art de vivre – ou de mourir –, et s'il eut du sang sur les mains en de nombreuses occasions, il se défendit dans la plupart des cas de s'en occuper lui-même. Nonobstant il apprit les rudiments de la lutte et du combat rapproché, les arcanes des lames et de l'attaque-surprise, puisqu'il convient à tout yakuza de savoir se protéger seul, et quelquefois il sent se raviver une réaction qu'il croyait oubliée, qu'il avait jugée trop sénile pour se rappeler à ses muscles décatis. C'est le cas à cet instant, lorsque Dimitri l'empêche de refermer la porter sur leurs adieux. Cinquante ans de moins et son bras désormais trop faible aurait jailli dans la seconde comme pour saisir le flingue à sa ceinture – celui qu'il ne porte plus depuis au moins deux décennies.
À la place, il camoufle le trébuchement de son myocarde derrière un silence expectatif. Il est rare d'entendre le jeune homme formuler une requête, lui qui d'ordinaire semble plutôt raser les murs ou s'enfuir dès qu'il ne se sent plus utile ; et l'Ancien n'est pas le genre à ne pas écouter les sollicitations de ceux qui l'ont aidé – il y a dans l'intonation de son vis-à-vis tout ce qu'il y a à imaginer.

Les paupières du Vieillard se plissent en douceur par-dessus son regard ombrageux, en une attitude inquisitrice. Il ne peut dire que les quelques mots de l'Indépendant sont des plus explicites. Par ailleurs, la formulation, interrompue, lui rappelle avec une pointe d'émotion cette femme qui était venu le voir une fois, du temps où il contrôlait les bordels asiatiques ; on apercevait la crainte luire dans ses prunelles opaques et on goûtait l'effroi dans sa gorge, contrairement à ce qui traînait dans celle de Dimitri, et le Mongol avait acquiescé, convaincu qu'il saurait lui venir en aide dès qu'elle lui exposerait les circonstances. Elle ne l'avait pas fait, prenant son approbation pour une sécurité suffisante.
Une semaine après, on ramassait des petits morceaux d'elle éparpillés dans le quartier.
Le souvenir est si vif à sa mémoire – il en a subi, pourtant, des meurtres de prostitués – qu'il lui est impossible de ne pas envisager le pire. L'attitude du garçon a beau se révéler tranquille, un peu comme quelqu'un qui s'apprêterait à dévoiler un secret sans importance, Sansar y lit une supplique qu'il n'avait pas su interpréter à l'époque. Cependant, ce n'est pas la culpabilité ou le remords qui se noue dans son gosier, mais bien la gravité.
« Vous avez des ennuis ? Quelqu'un en a après vous ? »
Ce n'est plus le papy compatissant qui s'exprime. C'est celui qui veille à la sûreté de son entourage et qui se remémore les multiples façons de briser des os.
« De quel type de besoin s'agit-il ? Si je peux m'en occuper, oui, cela peut s'arranger... »
Il ne suppose même pas que ce puisse être quelque chose d'aussi vulgaire et terre-à-terre que de l'argent. Pour autant, il ne prétend pas non plus être une autre personne que ce qu'il est : un gentil et vieux nounours qui ne ferait pas de mal à une mouche. Oui, juste à une mouche.
Jeu 4 Juil 2019 - 11:44

Si danger il y avait à traiter avec des hommes de cette envergure, Dimitri n'en fut pas conscient. Il fonçait tête baissée, à son habitude, sans se demander un seul instant si la demande qu'il formulait était réaliste, ou même désirable. Il s'accrochait seulement à l'espoir, incertain, que l'aide qu'il avait pu apporter à la vieille Ronce avait éveillé un sentiment de reconnaissance chez le vieux débris. Sans avoir d'idée précise quant à la façon dont il pouvait tourner ce sentiment à son avantage.


Pourtant, même lui fut capable de sentir le moment où l'humeur d'Enkhsaikhan changea, quittant son rôle d'affectueux grand-père exigeant à celui d'ancien chef yakuza. Les plis de ses yeux ridés avaient perdu leur douceur molle. Rétrécis en deux fentes étroites, tranchantes comme des couteaux, ils fixaient Dimitri avec tant d'intensité que le principal intéressé se demanda si cette attitude menaçante lui était adressée. Il avait bien eu raison de considérer les yakuza comme des hommes et des femmes dangereux, mais Dimitri commençait à s'en mordre les doigts. Il aurait dû se la fermer et partir sans demander son dû.


Dimitri tâcha de ne pas reculer lorsque le vieux l'assaillit de questions inquisitrices. Il avait le sentiment que s'enfuir comme son cœur lui dictait de le faire n'aurait fait qu'empirer les choses. Puisque Enkhsaikhan répondait favorablement à sa demande, Dimitri comprenait qu'il n'était pas directement menacé. Pour autant, il regrettait amèrement de s'être attardé chez lui.


« Hein ? Quoi ? » fut tout ce que Dimitri réussit à dire dans un premier temps. Il avait eu tellement peur de se faire frapper ou couper en deux qu'il lui avait fallu plusieurs secondes pour se concentrer sur ce que lui avait dit son interlocuteur. Son cœur cognait encore très fort, conséquence de cette montée d'adrénaline qu'il n'avait pas su contrôler.


Des ennuis, Dimitri en avait bien sûr, mais jamais il n'aurait lancé un type aussi dangereux sur son frère - c'était de la folie. En dehors d'Ilya, les autres ne lui posaient pas vraiment de problème. Il était juste... prudent. Ou peureux.


« Ah, non, désolé, c'était pas ce que je voulais dire ! s'empressa de corriger Dimitri. Désolé ! Je... je vais y aller, vous avez sûrement des tas de choses à faire, et moi aussi ! »


Profitant de sa jeunesse pour réagir avec agilité, Dimitri s'écarta de la porte et entreprit de s'éloigner à pas vifs de cet endroit maudit. Sans courir, car même si la distance lui aurait définitivement permis de se débarrasser du vieillard, il aurait sans doute paru trop soupçonneux. Il attendrait sagement d'être caché par d'épais mur avant de prendre vraiment la fuite.

Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum