Ea, Rosie et les ravisseurs.
« Le seul combat perdu d'avance est celui auquel on renonce. Moy»
Clic, clac, clic, clac... Mes talons frappaient le sol à intervalles réguliers, martelant le pavé de Sundlow, le quartier dans lequel je vivais. Ils scandaient le rythme pressé de ma marche à travers la ville, simplement destinée à me ramener chez moi. Il faisait nuit depuis longtemps, et le ciel, d'un noir d'encre, ne laissait apparaître qu'une poignée d'étoiles, cachées par le voile nuageux. La lune elle-même disparaissait derrière l'épaisse couche cotonneuse. Je frissonnai, et relevai le col de ma veste autour de mon cou. Nous étions déjà au printemps, mais les soirées restaient fraîches, et celle-ci s'était éternisée. Nous avions répété si tard que je ne sentais plus mes cordes vocales. A ce point qu'à présent, parler était déjà trop me demander. Mais, comme à mon habitude, je m'étais énormément amusée. J'en avais perdu la notion du temps, et, à la manière des Beatles, j'aurais très bien pu dire "It's been a hard day... night.", en quittant le studio.
Encore une fois, je me maudis de ne pas avoir pris ma voiture plutôt que de choisir de me déplacer à pieds. Il y avait bien une demi-heure que j'arpentais les rues, et, lorsque l'on finit sa journée un plus de 22H30, on a très certainement hâte de regagner ses pénates. Je soupirai, et l'air chaud contenu de mes poumons rencontra celui, glacé, de l'extérieur, formant un nuage de buée. Oui, décidément, il faisait froid, ce soir. Je levai le nez, cherchant à me repérer aux bâtiments. Il n'y avait pas très longtemps que j'avais déménagé ici, et, avec mes journées bien remplies, je n'avais pas encore eu le temps de faire le tour du quartier. Si bien que je ne savais pas très bien ou j'allais. Et ce d'autant plus que, lorsqu'il faisait noir, ma perception des choses était si différente que je ne reconnaissais rien. Mes yeux s'arrêtèrent sur un panneau. Je fronçai les sourcils. J'étais déjà passée par ici, quelques minutes plus tôt. Pourtant... Je n'avais fait que tourner à droite, n'est-ce pas? Je fouillai dans ma mémoire, à la recherche du trajet que je venais d'effectuer. Mais l'obscurité, combinée à la fatigue, m'empêcha de me souvenir. Sentant l'irritation poindre à grande vitesse, je me forçai à fermer les yeux et à respirer profondément. "Tout va bien, Ea. Tu n'es pas loin, ça ne sert à rien de t'énerver", me fustigeai-je intérieurement. Je repris mon chemin d'un pas décidé. Le quartier ne pouvait pas être si grand, n'est-ce pas? J'allais finir par trouver. Je faillis éclater de rire face à une telle situation. Voilà que j'avais perdu mon appartement. C'était bien une chose qui ne m'était encore jamais arrivée.
-A ajouter sur le liste des choses étranges réalisées! m'exclamai-je à voix haute, comme pour me donner le courage d'avancer.
Je continuai tout droit jusqu'au croisement suivant. Là, guidée par une soudaine intuition, je pris à gauche. Et, à la faveur de la lumière rassurante d'un lampadaire, je repérai la porte d'entrée de mon immeuble. Je souris, soulagée. Je ne dormirais pas dehors cette nuit. Cette idée me rassurait: le froid ambiant ne me disait rien qui vaille. De plus, la perspective de passer la nuit sous un pont n'avait jamais été très engageante, et elle l'était encore bien moins depuis que l'on entendait parler des enlèvements. Il devenait presque dangereux de se promener la nuit dans Pallatine. Un nouveau frisson me parcourut la colonne vertébrale, et sembla permettre à l'air gelé d'accéder à chaque centimètre carré de ma peau. Je ramenai mes bras autour de moi, et avançai en direction de la porte d'entrée codée du bâtiment. Je m'apitoierai sur le sort des disparus devant un chocolat chaud, emmitouflée dans un plaid. Soudain, je m'arrêtai, tendant l'oreille. Dans une ruelle attenante, il m'avait semblé entendre une plainte étouffée, et un bruit de lutte rapide. Les sens aux aguets et vaguement inquiète, je regardai autour de moi, cherchant le moindre son qui pourrait m'indiquer ce qu'il se passait non loin de là où je me trouvais. Mais rien ne vint. Concluant à un tour de mon imagination, mais non moins rassurée, je pressai l'allure. Plus que quelques mètres avant d'arriver. J'étais sur le point d'introduire mes clefs dans la serrure lorsqu'une main puissante, surgie de nulle part, m'agrippa violemment le bas du visage, m'empêchant ainsi de crier, tandis que l'autre ramenai mon bras droit derrière mon dos. Ainsi immobilisée, j'étais presque sans défense. Presque. La stupeur passée, je sentis la douce chaleur de l'adrénaline se répandre dans mon corps à une vitesse fulgurante. D'un coup de talon bien placé, j'écrasai le pied de mon agresseur, qui étouffa un gémissement de douleur. Je profitai de cet instant d'inattention, durant lequel il avait très légèrement desserré son étreinte, pour lui échapper, et lui faire face. J'étais trop près de l'entrée de chez moi pour prendre le risque de courir jusque là. Il aurait le temps de me rattraper. Non. Je n'avais que deux options. M'enfuir dans l'autre direction, au risque de me perdre dans ce dédale de rues, ou me battre. Mais c'était sans compter mon éducation de mafieuse. "Sauve ton honneur", aurait dit mon père. "Un vrai Callaghan ne fuit pas devant le danger." C'était le moment de lui montrer que j'étais sa digne descendante. Je me redressai de toute ma hauteur, toisant la lourde silhouette masculine qui me faisait face. Le temps d'un instant fugace, j'imaginais que je pouvais perdre ce corps à corps. Mais, au fond, cela me permettrait peut-être d'en apprendre un peu sur ce qui se tramait dans Pallatine ces derniers temps.