Ven 30 Déc 2016 - 20:13
Cependant, ce n'est pas l'art du chaos que tu es venu admirer cette fois-ci, en pénétrant à l'intérieur de cet ancien parc industriel. Il est vrai que tu en as souvent arpenté les espaces négligés, et qu'à ton tour tu as marqué ton territoire à grands coups de batte ou de pied ; tu reconnais les vitres explosées par les caillasses que vous lanciez, toi et tes potes, depuis des cairns plus hauts que vous, tandis que, par endroits, le bitume n'a pas réussi à absorber les résidus de sang débordant de vos rixes contre des bandes rivales. Superbe mélange de création en cours et d'anéantissement à venir.
Tu aimes te rendre ici en solitaire comme tu aimes y retrouver ta meute, à l'abri des regards dédaigneux des adultes, là où vos voix portent entre les hautes bâtisses sur le déclin et résonnent d'un bout à l'autre des grilles défoncées. En cette période des premiers grands froids, les épais pinacles de tôle des usines de Serrbelt recrachent la sueur de leurs machines en d'immenses colonnes de suie qui s'élèvent jusqu'à la mort dans l'air glacé, non loin du lieu de vos rendez-vous ; il te faut escalader des portails où larmoient de gros cadenas et t'infiltrer dans la zone défendue, obsolète, propriété d'informaticiens qui n'y trouvent aucun intérêt, avant de traverser de vastes étangs de macadam et autres criques cimentées. Tu as couru depuis une des ruelles de Sharsfort, la poche de ton sweat lourde de ton précédent larcin, sans même avoir pris le temps d'y jeter un œil – ou deux, au cas où – car tu sais que dans ces circonstances il vaut mieux agir d'abord et réfléchir ensuite, principe que tu n'as d'ailleurs aucun mal à appliquer en temps normal pour à peu près n'importe quoi. On aurait pourtant tort de te croire cleptomane ou dans le besoin ; si tu voles, ce n'est que par distraction, par ennui – cela t'amuse d'emmerder les autres, et lorsque tu n'as ni l'envie, ni les moyens de leur éclater les rotules, dérober leurs biens se révèle une compensation des plus récréatives. Ce n'est plus comme si c'était une question de vie ou de mort, après tout.
Ce gars-là n'avait qu'à pas se trouver sur ta route.
Ils sont deux à t'attendre, il en manque un, deux silhouettes blondes crachant la vapeur d'entre leurs lèvres gercées, exécutant les cent pas pour ne pas terminer en glaçons malgré leurs écharpes et leurs crânes encapuchonnés. Dès qu'elle te voit approcher, la plus grande te salue d'un simple geste, tandis que la plus petite – c'est rageant de dire cela, puisqu'elle a exactement la même taille que toi – te saute à moitié dessus, les joues rougies par la fin de l'automne, rougnousse et satisfaite à la fois :
« Bah t'en as mis du temps, un peu plus et j'me rentrais ! »
Tu lui rends aussitôt son jeu de mains avec une légère moue goguenarde.
« J'me suis arrêté en ch'min, y avait un type qui s'faisait marave.
– Tu l'as aidé ? s'empresse de t'interroger ton second compagnon, dont la feinte naïveté t'arrache un haussement d'épaules. De toute manière, tu répondrais par l'affirmative que personne ici ne te croirait une seule seconde.
« Comme si j'avais qu'ça à faire. Chacun sa merde. Mais j'ai récupéré ça sur lui. »
Tu exhibes alors ta prise, ce portefeuille ordinaire, presque terne, sous le regard désapprobateur quoique curieux de Kshamenk, tandis que Shawn lâche un sifflement appréciateur sans la moindre préoccupation envers son malheureux propriétaire.
« Et y a quoi à l'intérieur ? »
Ah, ça. Ne reste qu'à le découvrir.