C'est ce dimanche qu'avait lieu l'exposition la plus importante de l'année. Naga avait pris spécialement congé pour l'occasion, en se gardant bien de mentionner la raison, conscient que ses camarades pêcheurs ne comprendraient jamais son amour démesuré pour de petits oursons en peluches. Quoique, c'était peut-être caricatural de penser ainsi, car la personne qui l'accompagnait n'était pas du genre tendre. Plutôt le genre de type à vous casser les dents si vous osiez le regarder de haut.
Le sourire joyeux de Seungjoo intriguait son regard. Naga avait vu le visage du jeune homme se parer de bien des émotions, empruntées la plupart du temps à la palette des sentiments négatifs. Il avait fini par croire que les traits brusques et frustrés de Seungjoo, crispés par la colère et l'agressivité, étaient son visage naturel. Mais la douceur de ses traits détendus révélaient un faciès encore jeune et lisse, délicat comme celui d'une poupée. Plus encore que le lieu il se trouvait, plus encore que la personne qui l'accompagnait, c'était ce sourire doux et sincère qui lui paraissait incongru.
Mais le pêcheur commençait à s'y faire. Il ne saurait dire exactement ce qui avait changé en Seungjoo ces derniers mois. Ce n'était pas un changement superficiel, un masque qu'il aurait troqué parce qu'il lui était plus utile que son ancien visage ; mais ce n'était pas non plus une totale remise en cause de ce que Seungjoo avait été. Si Naga avait dû l'expliquer, il aurait probablement affirmé que son nouvel ami avait trouvé la paix. Mais il ne le connaissait pas assez pour l'affirmer.
Ainsi allait sa nouvelle vie. Il se faisait de nouveaux amis parmi ses anciens ennemis et s'éloignaient de ceux qui lui avaient autrefois offert leur amitié. Mais s'il pouvait se rendre fièrement à des expositions de Choubidou, il ne voyait pas pourquoi il s'en plaindrait.
« Des Choubidou de 1954 ? » Naga insista sur le siècle, toujours distant de ces si vieilles années 1900 dont était originaire le Coréen. « Ils doivent être incroyablement primitifs. »
Pendant qu'il expliquait à son camarade tous les progrès que les peluches avaient accompli en deux siècles - une texture plus douce et plus moyenne, un pelage qui changeait de couleur au toucher, un ronronnement lorsqu'on les caressait correctement - ils se rapprochaient du guichet, où ils achetèrent séparément leurs tickets. Leur sésame en poche, ils purent se lancer à la découverte de l'exposition.
Les salles se succédaient par ordre chronologiques : les premiers Choubidou, lancés courant XIXe siècle, étaient exposés dans la première salle. Sur Terre, ces peluches auraient été vieilles et rapiécées, mais d'une valeur inestimable. Ici, elles étaient flambant neuves : certains modèles avaient été récupérés directement dans l'atelier de l'artisan qui les avait conçus. Ils n'en gardaient pas moins une valeur exorbitante.
« Regarde celui-là ! Un modèle orignal de 1892 ! Regarde comme les yeux sont mal collés... Il n'en reste pas moins adorable ! »
Au moins n'avait-il pas à se soucier de son image : Naga savait que Seungjoo partageait la même fascination, et étrangement, il ne trouvait pas cela bizarre.
Ce qu'ils ne savaient pas, c'est qu'au même moment, le clou de l'exposition était en train de disparaître dans leur dos...