Lun 30 Jan 2017 - 22:56
La stupeur qui étincelle dans les regards, le sillage opalin du projectile, la naissance d'une étoile, d'un soleil aux couleurs du désastre, dans l'iridescente vitrine. Un simple geste, mécanique de l'épaule, et depuis les hauteurs des toits tu avais largué le danger à bout de bras, mauvais tour et bon lancer, à destination du bar en-dessous, de l'autre côté de la rue, sans aucune desserte de prévue. Droit. Abrupt. Un crash fabuleux, le flirt euphorique d'une large fenêtre toute rutilante de néons et d'une bouteille pauvresse de bière à demi-vide, le genre d'histoire d'amour conte de fées que l'on ne lit que dans les romans, avec pour célébrer l'union inouïe l'explosion du verre mêlés aux éclats de voix. La nuit était belle, glaciale, d'un clair de lune étouffé par les réverbères, et malgré la saison les voies longeant les établissement du quartier de Kolt fleurissaient d'hommes et de femmes venus se réchauffer à la chaleur des bars.
Tu apprécies cette atmosphère festive autant qu'elle te contrarie. Pour cette énergie cosmopolite qu'elle véhicule, pour ce foisonnement rythmé, ce brassage continu des mélodies et des vocables recrachés par intermittence dès que l'une ou l'autre porte s'ouvre, se referme, avale ou vomit des silhouettes plus ou moins stables, plus ou moins avinées, et tu te plais d'ordinaire à parier seul sur le nombre de consommations ingurgitées par la gamine hilare en train de wolowoler sur ses talons, soutenue par un ami qui n'en sera peut-être bientôt plus tout à fait un. Souvent tu te postes là-haut, l'encre du ciel pour couverture, guettant les jeux de bagatelle qui illumineront tes mornes soirées, les deux coudes posés sur le bastingage d'une terrasse bétonnée, jusqu'au moment où tu te décides à briser la glace. À secouer cette foule éclectique, cette houle alcoolique à soulever. Et à fuir, preste, sous la menace du lynchage.
Le nom de ta victime ne t'intéresse guère. Qu'il s'agisse du Mondocane, du Lemno's Club ou de la tanière de Cheshire, peu importe tant que le vacarme est là, libéré d'un coup unique avec le fracas de l'explosion et, à sa suite, les exclamations rageuses des employés des lieux qui, trop tard, n'aperçoivent pas ton ombre disparaître à contre-nuit entre les cheminées. Ceux-là, cette fois-ci, ne t'auront pas. En revanche, ce n'est peut-être pas le cas des gaillards que tu croises en redescendant de ton perchoir. Le type corbac. Oiseaux de proie. Becs acérés, rémiges crasseuses et glottes criardes, dont les tiraillements éraillés râpent à tes tympans. Le rire écorché contre leurs dents, ils t'observent toucher terre en s'échangeant des œillades fauve, les serres grippées autour de leur breuvage à l'arrière-goût rance, puis s'avancent dans ta direction ; tu es encore à dépoussiérer tes genoux qu'ils se penchent au-dessus de toi – harpies à la musculature virile – de sorte que tu devines qu'il te faut sur-le-champ déguerpir. Ou souffrir. Sans doute pour rien, d'ailleurs. Tu n'es pas de ceux qui se promènent dans le coin les poches relevées d'où dépassent d'épaisses liasses, ni de celles qui minaudent en quête d'un mâle à plumer – tu n'irais même pas les bousculer ou tourner en ridicule leur démarche cagnarde, façon cowboys à l'entrée du saloon, afin d'éviter de les échauder. Malheureusement pour toi, tu es ce soir seul à penser au confort de ton voisin et, à leur manière de t'apostropher en te traitant de gamin, soulignant le fait que tu ne devrais pas traîner en un tel endroit – tu pourrais, disons, y faire de regrettables rencontres –, tu supposes que les remercier pour leur bienveillance ou insulter leurs mères revient au même. Kif-kif. Alors, quitte à choisir, t'as insulté leurs mères. Pour le plaisir.
Maintenant tu cours. Tu cours comme si tu avais le Diable aux trousses, et en un sens il y a du vrai dans ce parallèle, tu cours sans chercher à te retourner, jamais, en nul instant, puisque tu les entends qui te suivent de près, trop près, cavalcade bovine scotchée à tes semelles, et la ville autour a perdu la netteté de ses contours, elle fond, véloce, dans l'obscurité et la fumée de ton haleine, s'égare davantage à chaque foulée, se confond peu à peu parmi les noirceurs de décembre. Devant toi, les gens sont lents à s'écarter, t'obligeant parfois à te cogner contre de lourdes hanches, à percuter un coude oublié ou à pousser un cul ou deux, non sans récolter jurons et contrariétés. Une vétille à l'aune de ce qui t'attend si tu t'arrêtes ou même si tu ralentis, car les quatre lascars qui te collent aux jarrets ne semblent pas prêts à pardonner ton mot de travers. Mot que tu n'hésites pas à laisser fleurir de nouveau chaque fois qu'ils te mettent au défi. Tu as beau avoir le souffle plus court que ta taille, rien ne t'empêchera de les emmerder. Et tant pis si ensuite, ils te le font regretter.
C'est drôle.
Tu ne sais juste plus trop si ça l'est toujours.