Leon a conscience que sa longue figure ne passe pas inaperçue. Tout trajet qu'il entreprend à Pallatine ces jours-ci s'allonge péniblement par l'effet de ces entrevues presque rituelles où des inconnus le saluent, l'interrogent sur son identité, lui demandent parfois une photographie (seule demande à laquelle il n'accède jamais) avant de s'éloigner, le visage bouffi d'admiration. L'étranger s'y est habitué : il double systématiquement son temps de trajet pour éviter l'impolitesse d'être en retard, et s'il sent qu'il pourrait s'en plaindre, il se rappelle à voix basse qu'il avait conscience de la possibilité d'une attention aussi envahissante lorsqu'il a signé son contrat, et ne peut donc s'en prendre qu'à lui-même.
Malgré son quart d'heure d'avance, Leon est pressé de commencer son inspection de l'immeuble Sharsfort. Ordre de ses supérieurs : il doit s'assurer que l'arrêt du temps a bien été supporté par tous les habitants qui y sont coincés. La mission ne doit pas être urgente, sans quoi les moyens déployés auraient été bien plus importants. À moins qu'il ne s'agisse d'un travail d'une importance cruciale exigeant la plus grande discrétion. Il n'est pas dans la nature de Leon de poser des questions : personne ne fait cela, chez lui. Tout le monde considère avoir reçu toutes les informations nécessaires, et lorsque ce n'est pas le cas, on se débrouille comme on peut.
Commencer par le bar Jo est stratégique : c'est là qu'il croisera le plus de monde, et en particulier le plus d'extérieurs, qui sont susceptibles de troubler sa mission. Leon s'est donné trois heures pour faire le tour de l'immeuble : a priori, ce devrait être suffisant. Le bar ne devrait pas poser d'autres problèmes : les habitants qui y sont descendus doivent sans doute être en forme, sauf ceux qui ont besoin d'une forte dose d'alcool, mais il ne repère personne de ce type dans la foule bigarré qui se pressait dans les lieux.
La mémoire des visages de Leon est bonne, mais cela fait des mois qu'il n'a pas revu le garçon aux cheveux roux qui l'abordera par la suite : ses yeux glissent sur lui sans le reconnaître, et en dehors de sa petite taille, il ne voit rien à signaler. Il le prend pour un extérieur et pose immédiatement son regard sur sa voisine. En revanche, il ne repère pas, dans un coin du bar, un autre garçon, plus grand et sans doute plus âgé, le rechercher avec insistance. Il se serait arrêté s'il avait su, car tel est son devoir.
Il revient vers le devant de la salle, vérifie les derniers arrivés avant de se rendre à l'arrière, où il espère inspecter ceux qui travaillent dans le bar. Il n'a pas la moindre idée de ce qu'il va y trouver : les bars n'existent pas dans le monde de Leon, du moins pas sous cette forme-ci. Il s'agit souvent d'un homme ou d'une femme qui gère seul(e) ses stocks de boisson pour un public bien plus réduit. Il espère qu'il n'y a pas de grand couloir derrière la porte.
Mais avant qu'il ait pu continuer plus en avant son inspection, il entend une voix l'appeler. Il faut quelques secondes à Leon pour se remémorer la frimousse juvénile du garçon, dont il ne sait le nom - l'a-t-il oublié ou ne l'a-t-il jamais entendu, il ne sait plus vraiment. Il hoche la tête pour montrer qu'il est d'accord pour leur parler. Leon avait prévu un contre-temps de ce genre dans son planning : il n'est donc ni en retard, ni contrarié.
Cependant, le garçon roux s'efface rapidement devant un autre, aux cheveux plus vifs encore, qui lui saisit la manche. Quelque chose d'artificiel émane de lui, comme si son humanité s'était construite sous la main d'un autre. Il a manifestement l'air inquiet : il ne regarde pas Leon dans les yeux, comme si les réponses qu'il y cherche s'y trouvaient. Leon a rarement été approché par des habitants aussi troublés : se pourrait-il qu'il s'agisse d'un de ces habitants dérangé par l'arrêt du temps ? Il est de son devoir de le rassurer.
« Du calme. » Il faut toujours commencer par là, prendre un ton rassurant, montrer que l'on dispose de confiance en soi et que tout se passera bien parce qu'il est là. « Tout va bien. Vous n'avez pas été punis. Vous n'y êtes pour rien. »
Car ce n'est pas vous qui avez joué avec le feu, non, c'est lui, ce sont les siens, et ceux qui sont venus avant eux. Pas les élus qui peuplent Pallatine sans comprendre ce qui se passe exactement. Les habitants de l'immeuble ont peut-être été des dommages collatéraux, mais pour tous les autres, tout ira bien. Leon le sait, et c'est parce qu'il le sait qu'il rayonne de confiance et de sincérité, qu'il met tout en œuvre pour rassurer une pauvre âme sensible.