« Salut, gars. Shawn est d'astreinte ?
– Ouais, sa mère l'couve trop depuis qu'son frère est parti. Y m'a dit qu'elle lui a dit qu'on était d'mauvaises fréquentations et qu's'y restait avec nous, on l'éloign'rait d'elle.
– Merde. Elle nous connaît depuis longtemps, pourtant ?
– C'est p'tet bien le problème. C'est rien qu'une putain d'crise de parano, mais ça fait ièch.
– Comprends-la, tout le monde est sur les dents depuis cet été. Elle a sans doute peur qu'il disparaisse, lui aussi, et qu'elle ne le revoie plus. Plus personne n'est en sécurité.
– T'parles comme les adultes, Mok. Toi aussi tu vas t'mettre à vivre en flippé ?
– Ce n'est pas ce que je voulais dire... Mais tu ne trouves pas ça dangereux, toi ? »
Tu ne réponds pas. Non que tu hésites, mais l'un ne convoque pas forcément l'autre : du danger ne naît pas la peur. Ce qui te fait peur, toi, c'est de rentrer le soir et de trouver la Cabane vide. Ce qui te fait peur, c'est qu'un ours, un blizzard ou un dieu s'introduise en ton absence dans ta baraque et dévore, submerge ou kidnappe ta sœur pour l'emporter hors de ta vue et hors de ton atteinte. Ta sœur, c'est ton Ganymède. Et sa disparition est la seule chose qui te terrifie ; le reste du monde peut bien s'anéantir que tu ne lèverais pas le petit doigt. Alors quand Kshamenk te parle du temps parallèle, d'annihilation extra-terrestres, des complots science-fictifs, tu hausses les épaules ou ricanes sans passion.
N'empêche, tu te souviens qu'il existait autrefois un Ange qui, à l'heure qu'il est, soit flotte dans l'espace intersidéral, soit déjeune avec ses altérités d'autres dimensions, soit croupit au fond d'une geôle terrestre, selon les théories de ton ami.
« Il paraît que traîne en ville un spécialiste des transferts qui sait tout ce qui se passe. Les réseaux sociaux en parlent beaucoup, mais entre les fakes et ceux qui disent que c'est de la publicité ou de la propagande... »
Tu souffles. Un relent d'exaspération vrille ton encéphale, là, derrière l'occiput. Tu roules des yeux avant de les darder vers ton camarade.
« Pourquoi tu m'racontes ça ? Qu'est-ce tu veux qu'ça m'fasse ? »
Ton indifférence, bien que mâtinée d'agacement, ne le surprend pas. Il a l'habitude de tes humeurs, de tes éclats. Parce qu'il est le seul qui les accepte, à défaut de les comprendre.
« Désolé. Ce sont mes parents ; ils ne parlent que de ça depuis quelques semaines, ça doit déteindre sur moi. Puis j'ai pensé que.. tu vois... c'est peut-être la seule personne de tout Pallatine qui peut savoir ce qui est arrivé à ton coloc. »
Le mot te brûle comme de l'acide et te jette à bas de la rampe d'un geste brusque, ton skate sous le bras. Soudain tu as envie de partir en courant ou d'envoyer ton pote se faire foutre chez Emmet, mais dis de cette façon il l'aurait sûrement très mal pris alors tu te retiens, quoique tu n'en penses pas moins – t'es un peu un connard quand tu t'y mets –, et optes pour le calme. Kshamenk n'a jamais voulu que ton bien, il n'a pas besoin de prouver sa bonne foi ; il sait que ce manque trotte toujours en toi, qu'il subsiste cette case vide et triste durant ton adolescence et, maintenant que tu y penses, c'est sans doute la dernière opportunité qui te sera offerte de faire la lumière sur cette histoire. Si ça foire, tu te promets, tu te débarrasseras de ce pan de ton passé. En attendant, il te faut essayer.
« D'accord, si ça peut t'faire plaisir. Et on l'attrape comment, ce mec ?
– Aucune idée. Il se balade un peu partout, à ce qui se dit. C'est toi le pro pour dénicher les gens. »
Du fond de ton thorax, tu sentais que tu n'étais pas au bout de tes peines.