Mer 31 Juil 2019 - 14:59
« Em’, tu n’as rien pris pour Cam’ ? »
Tu as regardé avec une grimace les provisions étalées sous ton nez. En effet, si tu n’avais certes pas commandé de boisson, Emmet savait que tu avais prévu de manger avec eux, sous-entendu pas de partager, et lui avais demandé dans cette intention de t’acheter une portion de riz au poulet que tu lui aurais remboursée tôt ou tard. Tu ne l’imaginais pas refuser mesquinement : votre aîné n’avait que faire de la longueur de ton ardoise. Et qu’il ait pu oublier en un quart d’heure te déconcertait, car cela ne lui ressemblait pas non plus.
« Eh, séri-…
- ‘Faut que je t’dise. »
Il t’interrompit avec une telle sévérité que tu n’objectas rien davantage. Tu le sentais tendu d’un bout à l’autre de son corps, et en contrecoup ton poil se hérissa sur ton échine ; pas le temps de te remémorer toutes les merdes que tu avais pu faire depuis le début de la journée et qui expliqueraient son humeur, qu’il expulsa d’un souffle le déplaisir qui gonflait dans sa gorge.
« Quand je suis sorti du thaï tout à l’heure… Sur le palier d’à côté, il y avait cette fille et un gars, typés asiat’. » Pour n’importe qui d’autre que toi, cette information aurait été aussi insignifiante en plus d’être stupide. Pour n’importe qui d’autre. « Je l’ai pas vue de face, mais je sais pas pourquoi, elle m’a tout de suite rappelé, avec sa grande écharpe rouge… » Tu as bondi si fort que le meuble aurait éclaté sous tes genoux. Tu ne sentis même pas la douleur du coup. Pourtant il n’y avait rien de tangible dans cet aveu, rien de concret ou de définissable – même Emmet n’était pas sûr de qui il avait aperçu. Mais dans tes souvenirs les ruisseaux de sang dont on s’entoure le cou n’appartiennent qu’à une personne.
« Où tu l’as vue ? Où est-ce qu’elle allait ?! »
Incapable de contrôler ta voix, d’en réprimer les hauteurs. Celle de Kshamenk, en comparaison, est d’une affolante douceur :
« Ne lui donne pas de faux espoirs. Il n’y a aucune chance que ce soit elle… »
Le brun secoue la tête sans reculer. Il n’essaie pas de te duper malgré l’imperfection de sa déposition, devinant depuis longtemps déjà que, pour l’illusion d’une illusion, si tant est qu’elle te permette de la revoir, tu serais prêt à croire la plus incertaine des allusions. Il y a des personnes à Pallatine qui font transférer leurs proches ou d’autres versions d’eux pour les garder à leurs côtés ; tu mentirais si tu prétendais n’y avoir jamais songé, sauf que ton hirondelle est aussi native que toi – ses ersatz n’existent donc pas. Et il ne te reste rien d’elle.
Rien que ce doute qui vient de harponner ton myocarde, ce vacillement qui te dit cours ! qui te crie envole-toi ! toi qui n’as pas d’autres ailes que celles tranchées qu’on a jetées dans tes paumes – un moineau mutilé au fond d’une boîte à chaussures.
« Je mentirai pas sur ces choses-là, conteste Emmet en secouant la tête, j’ai cru les entendre parler des friches geeks, mais je suis pas sûr. »
Tu n’écoutes déjà plus ses hésitations ; les tiennes se sont éparpillées dans le fracas de tes semelles qui dégringolent les escaliers, trop vif pour que Kshamenk réussisse à t’arrêter, et dans ton absence il reste là bras trop tard tendu, avant de tirer un plomb noir d’iris dans le crâne de son ami.
« Pourquoi lui as-tu dit cela ? Elle ne reviendra pas. Il faut qu’il lâche l’affaire et toi tu l’entretiens dans l’idée qu’elle traîne encore dehors ! On voit que ce n’est pas toi qui lui remontes le moral ensuite.
- Il s’est persuadé qu’elle est morte parce que c’était plus simple à supporter pour lui. Mais tu vois bien qu’il ne se convainc pas lui-même. Et je mentais pas sur ce que j’ai vu.
- Non, tu as juste vu une nana random et tu sais que cela lui fera du mal si ce n’est pas elle !!
- Et si ça l’était ? T'imagines ? Juste cette fois-ci, si c'était elle et qu'il avait une chance ? Tu agirais pareil pour moi. »
La colère de Kshamenk tremble, oscille, faillit à son ardeur. Il ne hausse jamais le ton d’ordinaire, surtout pas contre Emmet. Mais ce n’est pas la confrontation d’avec ce dernier qui le perturbe, ni sa honte d’être sorti de ses gonds parce qu’il te sait blessé, non, c’est ce blizzard d’espérance qui tout à coup éteint l’inflammation de ses nerfs, juste cette fois-ci, si c’était possible, juste une fois encore, que tu arrêtes de te maudire ? Bien sûr qu'il aurait agi exactement pareil que toi s'il avait dû retrouver Emmet ; c'est son sourire abîmé qui le trahit.
« Laisse-le gérer ça tout seul. C’est pas ta petite sœur. Et s'il revient bredouille et qu'il lui faut un an de plus, deux, dix, pour se défaire de ses sentiments, il y arrivera. On y arrive tous. Allez, mange, ça va refroidir. »
Et Emmet pousse les nouilles aux légumes devant lui, gardant position assez longtemps pour que le blond lui prenne la main en voulant s’en saisir. S’il y a eu une barquette de riz au poulet dans son sac, il est probable qu’il l’ait d’abord mise de côté avant de vous rejoindre devant la télé.
Il avait juste anticipé.
Que tu cours comme un dératé
Que l'averse s’écarte sur ta route qu’elle éclabousse
Que tu cours détrempé la gorge anhydre les yeux sauvages
À la poursuite de ce fantôme au si joli nom peint à la lame de rasoir sur tes ventricules, tu cours jusqu’à la frontière de la civilisation, tu cours l’humanité à la traîne, la dépassant animal dans les flaques que tu survoles en manquant d’y déraper, la pluie ne veut pas cesser et toi de courir encore encore encore jusqu’à la limite de la zone désaffectée là où la loi n’ose pas mettre ses petits pieds soignés, un jet de couteau est si vite arrivé, et toi tu sais que par ici parfois Juniper vient s’entraîner à décoller, que dans les recoins délabrés des anciennes industries les jeunes désœuvrés piétinent les débris de leur tristesse, toi tu sais
Que tu cours et tant pis si tes poumons menacent de dégobiller
Que si une dernière fois il t’était offert de la rencontrer tu ferais durer ces retrouvailles jusqu’à la mort
Jusqu’à faire fleurir les pissenlits et les chrysanthèmes et les marguerites dans vos cheveux mêlés – et la pluie brouille ton regard qui fouille parmi les ruines urbaines désertées – pas d’âme qui vive sinon la tienne qui survit, torchon noyé sous la main de l’angoisse – et
T’as le cœur qui bute derrière tes dents, près de vomir, la tête en looping dans l’hyper-espace, les entrailles en nœud coulant ; atroce
Et tu cherches à l’affût de cette corde d’hémoglobine, ce hurlement de laine et d’incarnat, tu cherches la couleur qui en redonnera à ton univers – l’oiselle au bout de ta course, le chant écarlate
Dans le silence tonitruant de l’averse tu cries son nom
Presque vaincu
Presque convaincu qu’elle ne reviendra plus.