Tu n'y parvins pas – d'un simple geste, ton adversaire agrippa ton articulation et s'empressa d'envoyer son poing libre dans ton visage, te ramenant à des ambitions plus terre-à-terre que celle de lui faire mordre la poussière. Un maigre plainte jaillit d'entre tes dents, étouffée. Il fallait que tu récupères ton arme, que tu te redresses et que tu t'échappes, sans quoi tu demeurerais dans cette mauvaise posture, dos contre les herbes écrasées du parc, à sentir ton crâne taper contre les racines à chaque coup que l'on t'assénerait pour te mettre hors d'état de nuire. En un sens, tu devais lui faire peur, au type, pour qu'il t'agresse de cette manière. Ou bien prenait-il un malin plaisir à frapper un ennemi en fâcheuse posture parce que cela augmentait son sentiment de puissance ; tu n'aurais su dire. Tu n'étais pas à même de réfléchir à quoi que ce fût d'autre qu'à t'enfuir. En quelques secondes, ton rythme cardiaque s'était davantage emballé que depuis le début des hostilités, auréolant tes gestes d'une désagréable fébrilité. Tu te sentais proie et non plus défenseur, victime et non plus combattant, ce à quoi s'ajoutait la fatigue d'une lutte qui traînait en longueur. L'instant d'après serait décisif : ou bien tu parvenais à lui crever les yeux puis à te faufiler hors de son atteinte, ou bien tu abdiquais sous le poids que ce gars écrasait sur ta gorge. Tendu.
Tobias regarda, ahuri, le couteau tomber à ses pieds, hors des doigts de son propriétaire qui les tenait repliés contre lui, la peau rougie par le coup. Poussé par un instinct dont il ne soupçonnait pas l'origine Tobias saisit le couteau de sa main libre. Il était plus armé que au début de cette incartade mais tout aussi perdu. Son geste fit reculer la femme qui, à reculons, s'éloignait de lui, les yeux fixés sur la lame, craignant de la voir se planter dans sa chair palpitante.
Son coéquipier dominait au sein de la mêlée instillant une peur soudaine chez les Alter-mondialistes. La victoire se présentait-elle à eux ? Tobias le crut jusqu'au moment où il vit un homme hurler, se rejetant en arrière, le sang dégoulinant sur ses joues. L'homme roux lui avait crevé les yeux, geste ignoble que l'Autrichien ne pouvait accepter.
L'Autrichien se lança à l'assaut de Cameron mais fut intercepté par de nouveaux Altermondialistes qui formaient un barrage entre lui et le roux. La lame de son couteau faucha l'air devant lui, menaçant de blesser, espérant faire reculer le groupe sans avoir à verser le sang.
Le bras de Naga descendit plutôt rapidement vers Hwang : l'Inuit ne pouvait pas se plaindre de sa vitesse ou de la précision de son geste. Le seul défaut qu'il pouvait trouver se situait dans l'évaluation de la distance, qu'il pensait avoir sous-estimée, mais il serait sans doute capable de bifurquer au dernier moment pour trouver une cible plus favorable. C'était sans compter les réflexes du Coréen, qui étaient franchement bons, et sa capacité à se battre de façon inattendue. Le coup de genou, Naga ne l'attendait pas du tout : si Seung Joo devait utiliser les jambes, ce serait logiquement pour s'en prendre à la partie basse de son corps, or Naga était justement en train de l'attaquer par le haut. S'il voulait se protéger, il lui faudrait utiliser ses bras, ou bien esquiver pour lui donner un coup de poing. Du moins, c'était ce que Naga trouvait le plus logique. Mais il devait se rendre à l'évidence : sa logique n'avait rien à faire ici. Hwang lui donnait un coup de genou, et il dut entendre très distinctement le craquement qui se produisit au moment du contact. Naga retint difficilement un cri : le bras était cassé et ça faisait un mal de chien. Il ramena le bras contre la poitrine dans le but de le protéger. L'Inuit était dans une sale posture : incapable de porter le moindre coup au Coréen avec deux bras, il ne se retrouvait plus qu'avec un seul, et ses chances de gagner s'amenuisaient sérieusement. Pourtant, il ne parvenait pas à détester Hwang. Une part de lui respectait ses capacités guerrières et savait que ce n'était pas par haine qu'il lui avait donné ce coup de genou. La situation l'exigeait. Naga ne pouvait vraiment pas lui en vouloir pour cela. Une part de lui se sentit en danger et refusa de se laisser frapper une fois de plus. Oubliant tout ce qu'il avait appris en cours de boxe, et notamment tout ce qui constituait une infraction des règles de la discipline, Naga répondit de façon instinctive à l'agression par un coup de pied vers le ventre.
Seung Joo a vu juste. Il a bien compris qu'un boxeur comme Naga s'attendrait à une attaque conventionnelle. Il se protège plutôt bien, l'Inuit, mais il n'a pas cet instinct qu'a le Coréen lorsqu'il s'agit de faire des mouvements insensés. L'attaque produit un douloureux craquement, et Seung Joo reste un instant idiot en se rendant compte que oui, il a réussi à faire mal à Naga. Cela ne le rend pas vraiment triste, mais cela ne lui procure aucune joie. Il a l'impression que c'est normal - et c'est ça qui est dommage. Mais Seung Joo est cette fois déséquilibré, et incapable de se défendre, il ne peut qu'encaisser ce coup de pied envoyé dans son ventre. Cela le laisse sans souffle pendant de trop, trop longues secondes. Plié en deux, le croupier est à la merci d'un coup qui ne vient pas. Et, quand il parvient à se maîtriser à nouveau, c'est vers un autre altermondialiste que vole son poing.
T'as du sang sous les ongles, des lames pourpres qui sècheront en y dessinant des poussières brunes, et le cri de ta victime résonne à tes oreilles sans que tu n'y prêtes attention ; profitant de ce que ta gorge est libre, tu t'extirpes hors de sa portée, définitivement hors de sa vision, rampes jusqu'à récupérer ta batte et te redresses en haletant, hagard, rescapé mais presque dégoûté de ce que tu viens d'accomplir. La sensation des orbites qui se creusent sous tes doigts, des globes oculaires qui pulsent et se résorbent sous la pression. Eurk. Pourtant tu as fait ce qui était juste, du moins nécessaire pour t'en sortir, il n'y a que cela qui compte, les dégâts n'importent pas. Tu t'y connais, en dommages. Ce ne sont que des broutilles. Alors tu repars, cherches du regard celui que tu voulais combattre et que la mécanique folle des assauts a séparé de toi ; il n'est pas très loin cependant, une lame à la main qu'il brandit à l'encontre de tes complices - s'il les touche, tu ne lui pardonneras pas. Tu ne lui pardonnes déjà pas et te diriges vers lui malgré l'apostrophe qui fuse : « Cameron, recule ! » Tu t'élances au contraire, tu te précipites à moitié, leur criant en retour de se pousser, de te laisser venir à lui, à ton ennemi, avec le sang au bout de tes phalanges qui poisse sur ton arme. Tu y mettras tes dernières forces s'il le faut, et il le faut à l'évidence, et qu'importe si tu t'écroules ensuite ; personne ne pourra dire que tu as reculé. Tu ne le permettrais pas.
Les Altermondialistes avaient reculé craignant probablement de se faire faucher par la lame. Mais la hardiesse de l'Autrichien ne le protégea pas de la fureur de Cameron dont le nom fut hurlé alors que le roux se hurlait sur lui, du sang plein les doigts, serrant une batte. Le bois vibra contre ses côtes, manquant de l'envoyer au tapis, l'obligeant à se plier en deux. La bile remonta dans sa gorge, acide et infecte.
Un cri lui échappa, protestation inintelligible. Il était idiot et vain de vouloir tenter de raisonner au sein de ce chaos.
La lame du couteau remonta, cherchant à éloigner le roux. Acculé, dos au mur, Tobias réagissait sous l'effet de son plus primal instinct. La lame fusa près du visage de Cameron.
À présent que Naga avait donné son coup de pied par instinct, la douleur de son bras, qu'il n'osait regarder par peur de voir un os saillir, se faisait sentir plus vivement. Mais ce qui le consolait un peu était de voir que son coup avait enfin porté, paradoxe pour un boxeur. Mais c'était peut-être justement l'aspect paradoxal de son attaque qui avait assuré sa réussite. Naga ne se sentait plus en état de se battre et fut rassuré de voir Seung Joo se détourner vers un autre adversaire. Cela signifiait sans doute qu'il n'appréciait pas plus que lui le fait de s'affronter. Un tel comportement de la part du petit Coréen était vraiment satisfaisant. Mais il était encore trop tôt pour se réjouir. Sortir de la mêlée. Cela devait urgent, car son bras lui faisait trop souffrir. Inutile de rester là, il ne servait plus à rien. Naga ramassa son taser, que personne n'avait piétiné, et décida de se retirer dès à présent. Les adversaires encore debout étaient bien moins nombreux, mais certains se dressaient encore sur son chemin. Il fallait les envoyer dormir.
Seung Joo parvient à s'échapper de la prise de Naga, et cherche le blond qui l'a assisté tout à l'heure. Dans le feu de l'action, il l'a complètement oublié, et il s'en sent un peu coupable. Une part de lui se dit qu'il est de sa responsabilité de veiller sur lui, dans la mesure où il n'est pas un membre de sa diaspora. Il le retrouve du regard ; il est visiblement aux prises avec le même roux que tout à l'heure. Seung Joo tousse. Il sent que la fin approche ; les combattants faiblissent, et beaucoup de gens sont assommés... voire dans un pire état, pour certains. Non que cela le dérange. Ils ne sont pas censés tuer, mais il n'est pas du genre à s'en émouvoir. C'est la vie. Et c'est pour cela que Seung Joo se rapproche des derniers combattants, essayant comme Naga de s'y frayer un chemin.
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