.Par-delà le Phlégéton. [solo/libre si ça tente quelqu'un]

Mar 5 Nov 2019 - 15:41
La nuit est d'encre, loin d'être sèche avec ses trombes d'eau qui chutent en cataracte glacée sur les toits noirs, inondant l'asphalte en rigoles métalliques sous le faisceau des réverbères, tu cours pour abriter tes épaules détrempées sauf que tu ne sais trop où aller, te repères aux lueurs, aux halos, aux gloires éphémères rouges ou bleues suspendues aux enseignes des bars du quartier, des clubs tape-à-l'œil devant lesquels fument des filles magnifiques et sordides. Tu ignores où tu te rends mais tu connais ce que tu cherches, l'information émane d'en haut, cryptique, à en sniffer la fumée des lauriers, pour ce lieu où tu fais tâche ; là-bas c'est toi l'agneau, toi le chaton, tu n'as plus l'habitude d'être traité de loustic maintenant que la puberté a parfait son œuvre, certes encore inachevée, déjà bien entamée, avec ta voix plus grave et tes mâchoires plus tranchées, t'as le regard d'un homme et pourtant là-bas tu n'es toujours qu'un môme au parfum de lait. Tu es venu sans arme, rien que tes griffes et tes crocs en dernier recours, c'est dangereux, tu pourrais mourir, ces gens-là ne plaisantent pas et tu n'auras pas Lei pour te ramasser par la peau du cou en cas d'échappée sauvage, seulement tes rotules rodées à la fuite, c'est peu, et l'endroit est tellement dangereux.
Sur le seuil du Lemno's Club, un mec au crâne rasé, penché au-dessus du caniveau, enrage en laissant couler son nez. Les gouttes épaisses, noirâtres, ploquent et se diluent écarlate sur le trottoir. Le type à ses côtés se marre, bien que sa tenue en dise long sur la branlée qu'il s'est pris lui aussi. « Ce ne sera pas pour cette nuit », qu'ils répètent, vénèr, tremblant de froid sous leurs blazers éraflés aux coudes malgré les effluves chaleureusement alcoolisées qui se dégagent de l'établissement d'où ils sont sortis. Tu hésites une seconde – devines que ce n'est pas une attitude à adopter en ces lieux –, ne peux t'en empêcher puisque ton instinct te crie de rebrousser chemin, c'est sûr, si tu fonces tête baissée tu ressortiras les pieds devant alors t'inspires un grand coup, serres les poings dans les poches de ton sweat, tasses les épaules et te glisses entre les carrures fauves gardiennant la porte de l'antre. Tu sens les braises de leurs regards qui te mordent la nuque, mais tu continues – ne pas montrer la faille –, tu t'enfonces – ne pas dévoiler la faiblesse –, obligé de te stopper pour analyser l'espace enfumé qui s'offre à toi ; des types sans visage rivalisent de vulgarité autour de tables où poissent des verres emplis de vert fluo ou d'ambre, des femmes interlopes sinuent entre le mobilier et les mains prédatrices, un plateau levé vide au-dessus de la tête, de minuscules sachets circulent sous le manteau à l'approche des toilettes. Kolt dans toute sa splendeur. Ce district ne te manque pas. Pourquoi es-tu là, alors ? Tu broies entre les dents le nom de ta raison. Le nom de ton père.
Séguèv.
Ce n'est même pas le sien véritable, juste un nom de code comme il en existe à la tractopelle, chez les Gangsters c'est d'un tel banal que parfois les membres ignorent l'authentique patronyme de leurs complices – lui ne déroge pas à la règle –, Séguèv, la puissance, il paraît qu'il ne les a jamais aussi bien portées, ces deux syllabes qui suffisent à faire blêmir ta mère. C'est d'elle que tu détiens les maigres renseignements dont tu disposes à son sujet, car l'entrevue s'est écourtée pour votre survie à tous les deux, à cette époque où tu l'avais retrouvée par hasard avec Aleksei. Le moineau aux ailes arrachées dans la boîte, c'était elle, le passé qu'elle avait fui durant plus de dix ans était revenue la terroriser, et tu t'en voulais d'avoir été, encore une fois, comme toujours, responsable de ses tourments. Tu ne connais pas son sourire, à ta mère, ni sa grâce ni sa superbe. Tu ne sais d'elle que l'horreur dans ses yeux ternes et les brûlures sur sa figure qu'elle essaie de masquer derrière sa chevelure au roux triste, puis sa poigne qu'elle a conservé solide nonobstant ses terreurs. Tout ce que tu sais de ta mère, c'est son courage et le nom de son ennemi, celui-là que tu t'es juré de tuer un jour. Ton père.
Et maintenant tu es là dans ce bar de merde avec ton putain de complexe de roi aveugle collé aux basques, tu te tiens droit avec ta destinée flanquée à ton squelette qui frissonne de haine, et il y a cette jolie nana qui n'en était pas une avant qui se plante devant toi puis te demande :
« Tu t'es perdu, loustic ? T'cherches quelqu'un ? »
T'as le sésame sur le bout de la langue – la goupille de la grenade aussi.
« Ouais, Séguèv. »
À la tronche qu'elle tire soudain, t'es assuré d'avoir toqué à la porte des enfers. L'Hadès vermillon a ses habitudes dans le coin, le Caligula des arrières-salles mène sa cour dans les souterrains ; elle a les narines qui frémissent, la serveuse, t'observe par-dessous, et sa fine moue a la couleur des groseilles.
« Si jeune et d'jà suicidaire ? Mazette. Il est en bas, passe derrière le zinc. »
Elle a dû voir que tu n'étais pas du genre à fusiller l'assemblée dans un éclat de démence. Ou bien l'a-t-on prévenue que seuls les condamnés invoquent ce nom-là et qu'il convient de les laisser rencontrer leur dernier jugement. Peu importe, tu la remercies – et te trouves un peu idiot d'être aussi gentil –, à l'évidence d'ailleurs cela la surprend, alors elle te suit du regard pendant que tu te diriges vers le comptoir, écartes le rideau de perles à demi-déchiré qui donne sur une volée de marches englouties par l'obscurité puis, d'un pas lent, dans les vapeurs de cigarettes et de spiritueux, le long de murs jonchés d'insultes et de photos floues, tandis que claquent contre tes tympans les bris de voix jaillies des ténèbres, descends vers le septième cercle.
Mer 13 Nov 2019 - 18:28
À quoi songent ceux qui montent à l'échafaud, alors que frémissent leurs derniers instants avec la corde que le vent agite tel le voile d'une future veuve ? À quoi pensent ceux sur qui le soleil descend ses ultimes rais de chaleur ou que la pluie bénit en guise de sacrement, une goutte, une autre, encore une puis plus rien – l'absence de sensations, le non-être, le néant dans son expression la plus dépouillée – pour ceux qui ne croient pas en la réincarnation, pour ceux que la métempsycose laisse de glace, que leur reste-t-il lorsque le sablier de leur existence crachote une poignée de grains pour tout adieu ? Tu n'as jamais été croyant, Cameron, ni envers le destin ni envers une quelconque rédemption, pas d'autre salut que celui aux copains, et si ici se déroule ton trépas tu n'auras même pas le ciel au-dessus de toi pour t'accueillir à l'extrémité de ton agonie. Le couloir dans lequel tu progresses ressemble à un boyau, un intestin de baleine géante qui dévore les enfants comme dans les contes, avec au bout des éclats de voix noyés dans la fumée de clope et les froissements textiles. Quelqu'un claque dans ses mains. Tu croises une fille à la moue contrariée en train de rattacher ses cheveux, en passant elle manque de te décrocher un coup de coude dans le nez, mais c'est elle qui t'incendie du regard alors tu files doux vers l'unique porte, au fond, là d'où elle sort. La moquette râche contre tes semelles. Derrière la paroi, trois timbres différents, les deux premiers inconnus quand le troisième drague des icebergs à l'intérieur de tes veines – il est là. Aucun doute. Cela fait plus d'un trimestre, mais tu n'aurais pas oublié la diction si particulière d'un séisme.
Inutile de perdre ton temps à écouter aux portes ; ce dont ils conversent ne t'intéresse guère. Ta gorge est une dame de fer. Tes poumons deux fruits secs, carbonisés. Quand tu respires, tes phalanges tremblent et c'est à grand peine que tu maîtrises ton angoisse. Si tu hésites, tu déguerpirais, alors tu n'annonces pas ton entrée, ne frappes pas avant d'abattre la poignée et comme un esclave dans l'arène pénètres dans la pièce épaissie de tension.
Ils se sont tous redressés dès que la porte a bâillé, parce que les familiers connaissent le code – ce ne peut donc être qu'un intrus, un gêneur qui vient les déranger –, mais devinent que si coups de feu il devait y avoir ils seraient depuis longtemps échangés alors seules leurs paumes se sont posées sur la crosse de leurs armes, au cas où, et aussitôt qu'ils t'ont jaugé de la tête au pied relâchent leur instinct qui retourne ronger son os dans un coin.
« On peut savoir c'que tu fous là, toi ? Le collège, c'est pas dans l'quartier. »
Celui qui a parlé se tient à ta droite, ses racines noircissent à ses tempes rasées et sa taille disparaît sous de lourdes ceintures à cartouches. En face de lui, sur ta gauche, un vieillard aux cheveux poivre et sel et au gilet brodé de roses réajuste ses lunettes à la monture dorée pour mieux te dévisager. Et au centre, dans l'alignement de la porte, assis derrière un bureau aussi robuste que ses épaules, son sourcil entaillé par deux fois et sa lèvre fendue, un tatouage de nuit rampant depuis son torse jusqu'à sa mâchoire, Séguèv essaie de se souvenir d'où est-ce qu'il t'a déjà aperçu.
« Je suis venu pour lui. » Et tu plantes ton regard dans le sien, trop à cran pour ne pas articuler ta requête.
La réaction ne manque pas ; le gars à la teinture blonde s'approche en honnête chien de garde, son maître demeure silencieux cependant tu vois à ses yeux qu'il réfléchit à une manière de se débarrasser de toi sans salir le tapis, pendant que le vieux, plus diplomate, libère sa curiosité :
« Il y a des endroits plus propices pour une simple entrevue... Qu'est-ce que tu lui veux ? »
Sa tête. Non, tu ne peux répondre ça.
Qu'il se mette à genoux et supplie ma mère de lui pardonner. Non plus. Vu la Bête, il préférerait se trancher lui-même les jambes que de courber l'échine. Qu'est-ce que tu veux, c'est vrai, qu'est-ce que tu lui veux quand tu aurais aimé qu'il n'existe tout simplement pas ? Tu as trois secondes avant qu'il ne t'enfonce son poignard dans le crâne. Tu n'arrives pas à raisonner. Ton pire ennemi est devant toi, vous respirez le même air, vous êtes du même sang et lui l'ignore probablement, sauf qu'il n'y aurait nulle victoire à révéler ta lignée – c'est ta honte, ta malédiction, le goût de gerbe derrière tes incisives que tu aimerais expulser en entrouvrant les lèvres.
« C'est...
On s'est déjà vus quelque part, toi et moi, vrai » te prend-il de court.
Tu sursautes à l'intérieur. Si tu perds le dérisoire avantage qui traîne au fond de tes poches, tu es bon pour la morgue. Tu dois conserver l'initiative. Sauver ta peau. Faire la sienne. Dans quel ordre ? Tu ne sais pas, ne sais plus, ne l'a jamais su.
« C-Chimrat », parviens-tu à prononcer.
Et brusquement ses yeux s'agrandissent. Un brasier s'y enflamme, ravageur. C'est à cela que ressemble la peur, tu te dis. La peur a ce visage fou, ces pupilles d'ogre, et quand elle se lève d'un geste sauvage tu recules par réflexe – elle s'en amuse. Mais tu ne le distingues pas, sous le feu de haine que tu as ravivé. Le sésame, la grenade prête à exploser au creux de tes mains.
« C'est ça ! C'était là-bas ! » Son index pointé dans ta direction est un flingue à lui tout seul. Tu ne saurais dire s'il est ravi ou en rage, car il sourit comme un boucher, et si tu ne t'es jamais trop senti mouton tu comprends tout à coup l'effet que ça ferait d'avoir le cou sous le hachoir. Les deux autres, familiers des syllabes que tu as eu l'affront d'articuler, se sont immobilisés, à l'affût d'un ordre qui ne tarde pas à claquer :
« Sortez, 'faut qu'on cause, moi et ce gamin. »
Est-ce une étincelle d'incompréhension ou de pitié qui illumine leurs iris l'espace d'une seconde ? Dans la touffeur de la pièce, obnubilé par l'aura de leur chef, tu es incapable d'en définir la nature. Ton sang roule des pierres et tes os s'émiettent ; l'unique chose qui te maintient à ta place, droit sur le seuil, c'est d'imaginer que ta mère a survécu à cet homme il y a des années de cela, qu'elle lui a échappé plus d'une fois malgré l'horreur qu'il lui fit subir des mois durant, et qu'aujourd'hui toujours elle ne lui appartient pas. Tout puissant qu'il est, il n'est pas infaillible. Voilà le filin d'espoir qui te retient de supplier – penser qu'il ne t'aura pas non plus. Et quand tu prends le temps d'y réfléchir, tes parents t'apparaissent comme des monstres chacun à leur façon.
Les deux sbires obéissent malgré les questions qui vrillent leur cervelle ; ils glissent de part et d'autre de ton squelette, l'un après l'autre, t'écrasent de leur présence juste en te frôlant – combien de personnes sont déjà mortes sous leurs prunelles de pierraille ? te demandes-tu. Eux ne pourront certes pas t'ajouter à leur palmarès, cependant la porte claque avec un bruit de guillotine dans ton dos, et pour eux c'est un peu comme si tu étais déjà six pieds sous terre.
« Alors... se languit Séguèv en contournant son bureau avant de venir s'y appuyer devant toi. Tu es là parce que tu sais où se cache cette pute de Chimrat, hm ? »  
Et dans ta tête, tu piétines ses entrailles parmi les protestations des corbeaux.
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