Dim 21 Aoû 2016 - 17:19
Tu glisses sur la rampe, coules entre deux ruisseaux de vent, ondules de droite à gauche, de gauche à droite, tentant d'user les mots de Seiko sous les roues de ta planche jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'une tache d'oubli sur les tôles. Ce qu'elle peut faire à présent, tu t'en contrefiches – qu'elle rentre chez elle, lui as-tu crié, qu'elle retrouve les couloirs exigus de son monde indolore, qu'elle te lâche et te laisse tranquille, toi qui ne lui as rien demandé, ni compagnie ni soutien, et certainement pas d'être aimé.
Un virage, encore. Les courants d'air imitent sa chevelure quand elle noircit la brise, ils courent sur tes joues pour les rafraîchir tandis que dans ton dos, sur la plateforme de départ, tes congénères se remettent à piailler. Au gré de tes vagues tu arraches des bribes à leur conversation, recomposes malgré toi des phrases que tu aurais préféré ne pas entendre, devines des exclamations – d'encouragement ou de jalousie, tu ne saurais dire. Le spectacle que tu te refuses à voir semble les exciter au plus haut point, eux qui n'ont pas compris pourquoi tu joues les mauvais perdants, et leurs éclats de voix finissent involontairement par attiser ta curiosité ; tu remontes donc au poste d'observation, jetant ton regard où ils portent leur attention. Et de là-haut, ce que tu découvres te pétrifie.
L'enfoiré. Profitant de ce que tu avais sonné la retraite, ton aîné s'était empressé d'avancer ses pions sur le territoire isolé. Il n'y avait pourtant nulle conquête à honorer de ton point de vue, aucune nation dont tu aurais dû t'emparer, mais lui l'avait imaginé autrement et, en l'absence de son unique rival, il franchissait maintenant le Rubicon avec l'assurance de la victoire. Ils étaient loin, elle et lui, lui et elle, cependant tu n'eus besoin ni d'une longue-vue ni d'un dictionnaire pour interpréter ce qui se déroulait là-bas, à l'endroit même où vous vous étiez tenus l'instant précédent, elle et toi, toi et elle, et le malaise qui germa dans tes entrailles. Leur corps trop proche l'un de l'autre, beaucoup trop proche, sa silhouette enfantine qui disparaît dans l'ombre de ton comparse, comme absorbée par la force qu'il lui impose, et les zouaves à côté qui parient sur son entreprise :
« Un Mars qu'il se la fait.
– Tenu. »
Tu te mords la lèvre pour t'empêcher d'en frapper un.
« Et toi, Cam ? Qu'est-ce tu mets... Cam ? »
Tu as déjà sauté sur le talus et cavales à en perdre haleine.
Dans la précipitation, pour aller au plus rapide, tu n'as pas pris ta planche – seules tes jambes t'emportent, chemin inverse à celui que tu parcourais naguère, elles t'entraînent aussi vite qu'elles le peuvent auprès de l'hirondelle que tu as délaissée, l'alouette capturée par un mauvais oiseleur. Tu ignores pourquoi, à les voir ainsi, c'est une image d'elle et son père qui se dessine sous tes paupières ; tu l'ignores mais cela rajoute à ton ardeur, allonge tes foulées. Pourvu que tu n'arrives pas trop tard, songes-tu, quelle bêtise de l'avoir abandonnée ainsi, esseulée en pleine nature, alors qu'elle ne connaît rien au dehors, alors qu'elle est si naïve face à l'inconnu. Pour ton camarade, ce n'est sans doute qu'un jeu, une plaisanterie fugace. Un coup de dés. Pour elle, c'est toute une aventure. Et tu t'en voudrais si elle terminait mal. Tu avais pris cette responsabilité, Cam, même si personne ne te l'avait exigée ; tu l'avais supportée parce que, derrière ta rogne apparente, tu te devais de la protéger.
Loin de ralentir à leur approche, tu lances un « Écarte-toi d'elle ! » à celui qui fut ton compagnon pas plus tard que la veille et qui, à ce moment, endosse le voile de ton ennemi – ordre qu'il ne suit qu'à moitié, se contentant de relever la tête, un rictus en travers du visage. Sans vergogne, il te nargue, inconscient du fait que tu ne t'arrêteras pas.
« T'as changé d'avis, finalement ? »
Très drôle. T'es mort de rire. T'es tellement hilare que tu viens lui percuter les côtes de plein fouet, épaule en bélier, impavide. Il te met une tête de plus, toutefois tu as l'élan nécessaire pour lui saper l'équilibre et, dans un entremêlement de membres et de tissus, vous chutez au sol. Ton avant-bras ripe sur le béton, s'éraflant sur toute la longueur sans que tu n'y prêtes gare ; en un éclair, tu t'es hissé sur ton aîné et lui agrippes le col, près de lui envoyer ton front dans le nez. Aussitôt il proteste, ahuri :
« Bordel mais qu'est-ce qui t'prend ? »
C'est vrai, ça, qu'est-ce qui te prend ? Qu'est-ce qui te prend les tripes comme ça ? Qu'est-ce qui te serre les crocs de cette façon ? Tu ne sais pas. Tu ne sais rien d'autre que :
« Tu la touches encore une fois et j't'en colle une. »