Tu ne l’admettrais pas si facilement, mais la présence de Sara t’apaise par certains côtés. Petit bout de femme étonnant, qui t’impressionne par sa force, sa détermination à avancer ; à vivre malgré sa situation si compliquée. Porte-parole de l’Institut, celle que l’on a transformé en symbole par certains côtés. Mais elle sourit, elle est là, elle vit ; parfois tu aimerais lui demander « Sara, es-tu vraiment heureuse comme ça » ( enfin en plus policé bien sûr, avec tes mots parfois si désuets et si polis) mais c’est quelque chose que jamais tu n’oserais faire. Certaines questions sont dangereuses, elles peuvent semer le doute dans un esprit, tout remettre en cause, et c’est quelque chose dont personne n’a besoin. Surtout pas l’Institut, même si cela te coûte de le reconnaître. Après les derniers évènements, il est nécessaire de rétablir sa crédibilité. Alors donner un coup de pied dans la fourmilière en posant les mauvaises questions à son ambassadrice, à la faire douter, rater ses apparitions publiques ; cela serait pire que tout. Il ne faut pas. Mais tu sais que tu te préoccupes d’elle, beaucoup ; tu surveilles discrètement si elle va bien, et tu sais que la dernière chose que tu souhaites est de la rendre malheureuse. Admettre « Je veux rentrer chez moi » en face d’elle par exemple, aussi vrai que cette affirmation puisse être, c’est hors de question. Cela te forcerait à expliquer qui tu es, d’où tu viens, tes raisons de rejoindre l’Institut ; des histoires dangereuses. Si elle connaît un peu d’histoire japonaise, tant mieux ; mais tu n’iras pas lui expliquer. Trop de souvenirs douloureux là-dessous.
Et tu te revois cracher à la figure de celui qui t’a fait venir ici « Je refuse de devenir un symbole pour des criminels », avant de quitter la pièce d’Osatoka où tu te trouvais.
Elle est jeune Sara, au moins deux fois plus que toi, mais ses mots reflètent une maturité que tu n’as que rarement trouvée chez quelqu’un de cet âge ; elle a dû grandir trop vite, Sara, et pourtant elle garde une fraicheur et une innocence apaisantes. Le contraste est étonnant, mais pas désagréable. C’est sûrement une raison pour laquelle tu l’apprécies aussi ; tu as du mal avec la légèreté des jeunes actuels, leurs préoccupations te semblent si étrangères que tu n’y comprends rien. Comme si tu venais littéralement d’un autre monde. (En un sens c’est le cas.) Mais cette frivolité est rassurante d’un côté, puisqu’elle signifie que vous vivez suffisamment en paix pour qu’ils se la permettent. Et puis, s’il y a bien un moment où l’on peut se montrer frivole, c’est la jeunesse. Tu l’as toi-même été pendant un certain temps. Plus maintenant, c’est évident. Trop drapé dans ta dignité et ton honneur pour se permettre un autre mode de vie que l’ascèse. Peu de sorties, une discipline de fer ; un contrôle ferme sur l’esprit et sur le corps. Enfin, en règle générale.
« Cela arrive, parfois » expliques-tu. « Quand l’on accomplit une tâche si banale qu’il n’y a plus besoin de se concentrer réellement dessus, on peut penser à autre chose ; et une pensée en entraînant une autre, il est facile de se laisser emporter. Et l’on a parfois des surprises en revenant dans le monde réel. »
Comme les aiguilles de l’horloge qui font brusquement un bond, et l’on se demande où est passé ce temps que l’on ne récupérera jamais. Si tant est qu’il ait réellement été perdu. Qu’est-ce qu’ une perte de temps au final ? Vaste question. Pour toi, du temps passé à ne rien faire ; or penser est une occupation, quelque chose d’utile ; donc laisser son esprit divaguer, digresser, établir des connexions, ne pourrait pas être du temps perdu. Ou peut-être est-ce une manière de repousser l’ennui qui conduit à des questionnements existentiels sur la vie et sur la mort ; une fois, tu as lu quelque chose sur le memento mori et cela t’a fait réfléchir.
« Avec plaisir », réponds-tu à sa question en hochant la tête, et une esquisse de sourire apparaît sur ton visage à sa tentative de plaisanterie. Arriver à se moquer d’elle-même alors que le sujet est grave..Il faut de la force morale pour cela, un certain détachement aussi. Beaucoup d’autres auraient pu se complaire dans leur malheur, mais pas Sara. Elle n’a plus de jambes opérationnelles, mais elle avance. « Peut-être désireriez-vous une tasse de thé en salle de repos ? »
Tu n’as jamais réussi à t’habituer au café. Tu as découvert les thés anglais, indiens et de tant d’autres origines et tu les apprécies suffisamment pour t’en servir au distributeur et t’en acheter parfois pour remplir ta thermos ; mais ta préférence ira toujours au thé vert japonais, celui qui mousse, celui qui est amer et qui a des difficultés à plaire aux occidentaux. Tu es resté traditionnel par certains aspects, c’est incontestable.
Sur le point te mettre en marche, tu gardes néanmoins un œil protecteur et attentif sur ton interlocutrice ; tu n’oses pas le proposer par peur de l’offenser, mais tu es prêt à pousser son fauteuil si elle en exprime la demande. Cela ne serait pas grand-chose pour toi. Juste une marque de sollicitude, d’appréciation aussi.