Histoire

Curieux format pour une adepte des nouvelles technologies. Un carnet à la couverture élimée lui tient lieu de journal. Il ne reste plus beaucoup de pages vierges, la plupart sont couverte d’une écriture régulière et appliquée. Il faudra bientôt songer à en changer.

Ce que les livres d’histoires vous enseignent ne peuvent pas vraiment vous préparer à cela. Ils prétendent avoir scruté, analysé et détaillé chaque parcelle de votre passé au point qu’ils peuvent expliquer, prévoir et anticiper mais il n’en est rien. L’histoire est changeante, versatile et particulièrement capricieuse. A l’image de la nature humaine.

Ainsi, par pitié, ne faites pas l’erreur de comparer l’URSS communiste que vos manuels scolaires vous ont présenté avec celle dans laquelle je suis née. Moi-même, à l’époque, j’avais bien du mal à prendre suffisamment de recul pour l’analyser avec un semblant d’objectivité. Il m’aurait fallu presque dix ans au cœur même de Pallatine pour y parvenir.

Je suis issue d’une famille relativement modeste. Notre vie n’a pas été des plus simples, il faut l’avouer. Mais elle a toujours été bercée d’espoir. Dans les moments les plus difficiles, il nous fallait nous courber, plier mais ne jamais céder. Rien n’a été jamais simple. Nous avons appris à nous battre pour ce que nous voulions, à désirer et à se donner les moyens de parvenir à nos fins. J’ai appris le poids de la détermination et de la combativité dans une URSS qui n’avait que peu de chose à voir avec celle qu’avaient connu nos ascendants. J’ai appris également que l’on pouvait perdre mais que cela ne signifiait pas la fin.

Si ma famille était issue d’un milieu modeste, elle ne comptait pas y laisser ses progénitures. A notre majorité, mon frère et moi pouvions nous enorgueillir d’un avenir plutôt reluisant. J’entamais des études de médecine tandis que mon aîné se lançait dans le milieu de la recherche en chimie. Ambitieuse et studieuse, j’aspirais donc à un futur pour le moins prometteur. Hélas, c’était oublier que la vie est souvent faite de revers ; qu’elle est instable et versatile.

J’entrais dans ma vingtième année et j’apprenais à jouir des privilèges d’une vie étudiante. Je sortais d’une journée de cours, l’esprit projeté dans mes révisions à venir tandis que je marchais sur le chemin du retour lorsque mon existence prit un revers que jamais je n’aurais pu anticiper. La vie est une succession de choix et de décision ; de routes laissées derrière soi après un croisement ; d’existences que l’on aurait pu vivre. Avec le recul, désormais, je sais pertinemment où se situait ce croisement entre ma vie actuelle et celle qui m’attendais en Russie. Aujourd’hui encore je contemple mon passé avec un brin d’amertume, consumée par le remord.

Il devait avoir mon âge, tout juste. Je me souviens de son teint livide, du sang qui maculait ses vêtements et de son regard qui refusait de mourir. J’ignorais tout de lui, ni même la raison de ses blessures. Je suis restée un moment à ses côtés, lui prodiguant les maigres soins dont j’étais capable tandis que mon esprit se fustigeait de ses propres faiblesses. Je pouvais me vanter d’aspirer à une carrière de médecin mais j’étais complètement incapable de retenir la vie qui s’étiolait entre mes doigts. La frustration céda à la peur et un profond sentiment d’incompétence. Pour la première fois, je prenais pleinement conscience de mes propres faiblesses. Soutenir le regard de cet homme mourant m’était devenu insupportable. Alors j’ai commis l’irréparable. Je l’ai abandonné, non sans avoir appelé les secours. Maigre consolation face à ma propre lâcheté. J’ai fui, littéralement. Je n’ai pas été capable de soigner cet inconnu, pas plus que de le soutenir durant les dernières secondes de son existence.

Son regard m’a hanté pendant des jours, m’empêchant de trouver le repos ni même de me plonger dans mes études. Je n’ai parlé à personne de ce qui m’était arrivée ce jour-là. J’en étais bien incapable. Et alors que le remord m’envahissait et devenait de plus en plus oppressant, je me vis à imaginer des regards qui me scrutaient. Je les mis un instant sur le compte du remord mais la sensation d’être suivie se fit plus étouffante à mesure que les jours passaient. J’ignore encore ce qui me permit de survivre lorsque la menace se révéla enfin. L’instinct peut-être ? Ou bien un curieux tour du destin. Toujours étant que j’échappais de justesse à ce qui ressemble désormais à mes yeux à une tentative d’assassinat. Le soir de Noël. La paranoïa eut fini de m’emporter et dans le même mouvement, je m’abandonnais pour Pallatine.

Je n’ai pas réellement vu mon arrivée dans la ville comme une rédemption. Elle ne semblait pas vraiment être en mesure d’une offrir une à vrai dire. J’y ai vu pourtant la possibilité de construire un autre avenir, d’être une autre personne. Il me fallut cependant un temps d’errance pour réaliser les perspectives qui s’offraient à moins. Elles se révélèrent sous la forme de rencontres et, mettant à profit mes connaissances des technologies avancées, je créé ce que chacun appelle désormais le chronosrep. Un réseau qui s’est étendu plus vite que nous ne l’aurions espéré, révélant progressivement son emprise sur la ville. Il est aujourd’hui sans égal. Une superbe réussite. Une source d’inquiétudes également. J’ose à peine imaginer ce que pourrait offrir un tel outil dans certaines mains. C’est dans ce but que je m’y investie encore. Pour le diriger, lui montrer la voie ; à la manière d’un chef d’orchestre opérant avec celui-ci.

Une page se détache du reste. Du moins elle n’est pas reliée au carnet. Elle semble avoir été ajoutée, glissée rapidement dans le carnet. L’écriture est plus saccadée, l’accentuation hachée.

Je l’ai vu. Un spectre du passé. J’ai cru un instant être la proie d’hallucination. Son regard était pourtant bien réel. Et son teint si livide. L’homme qui hante mes nuits ; celui que j’ai laissé mourir. Non que j’ai tué. Que fait-il ici ? Je suis restée interdite, incapable de prononcer le moindre mot ou d’esquisser un geste. Il m’a reconnu lui aussi. Son regard n’était qu’une froide et sourde colère. Il n’a pas prononcé un seul mot mais ses yeux m’ont coupé le souffle. Les portes du métro se sont ouvertes, un flot de personne en est surgi et il avait disparu. Je l’ai cherché un moment des yeux. J’ai l’impression d’avoir rêvé. Son regard paraissait pourtant si réel. A quoi joues-tu bon sang ? Ne peux-tu me laisser en paix ? Maudit destin.