Histoire

05h22. Les premiers rayons de soleil te tirent doucement des bras de Morphée. Tu gardes les yeux fermés un moment, puis tu les entrouvres. Tu te recroquevilles sur le côté, un regard las fixant le vide. Tu te sens épuisée, à bout de nerfs, comme sur le point de te briser. La tête lourde. Tu fermes les yeux un moment – tu aimerais somnoler encore un peu. Mais tu as peur de dormir. Tu as peur de te perdre dans les méandres des rêves. Car le retour à la réalité est tous les jours un peu plus cruel, un peu plus difficile. Tu as l'impression d'avoir du mal à respirer, de t'étouffer, de manquer d'oxygène. Tu as l'impression de flotter au beau milieu de la mer, d'être sur le point de couler à tout moment. Tu aimerais qu'on te jette une bouée, qu'on te tende une main.
Mais tu es seule.

L'homme de la veille est parti. Tu ne sais pas quand. Tu te sens sale. Tu ne sais plus quand tout cela a commencé, comment tu t'es retrouvée là-dedans, à devenir l'objet de désir d'un inconnu. Tu ne te souviens plus exactement ce qui t'a traversé l'esprit, le jour où l'on t'a tendu une liasse de billets contre une nuit d'amour, et que tu as dit oui.
Avant de déménager en Corée, ce n'était pas comme ça.

Avant de déménager en Corée, papa et maman t'aimaient fort. Tu te chamaillais souvent avec ton petit frère, tu étais entourée d'amis, comme n'importe quelle adolescente. Vous aviez une modeste petite maison, à Los Angeles, ce n'était pas grand chose, mais c'était ton petit coin de paradis sur terre. Tu sortais le week-end, tu gloussais bêtement devant le garçon qui te plaisait, tu racontais des ragots à tes amies. Avant de déménager en Corée, c’était comme ça.

Petite, tu avais des rêves, tu courais sur la plage, pieds nus, tu riais aux éclats et tu brillais plus fort que le soleil dans le ciel. Tu étais une rêveuse au grand cœur, tu avais le regard tourné vers l’avenir, tu étais une chasseuse de trésors, tu courais après les nuages. Et tu criais jusqu’à en vider tes poumons, pour que toute la terre puisse l’entendre : « nous nous envolerons ». Et tu t’envolais, à la poursuite de tes rêves, emportée par le vent, la poussière de fée. Tu as grandi entourée d’amour, au sein de cette famille coréano-américaine installée dans la Californie depuis deux générations. Ce n’était pas facile tous les jours, mais vous étiez heureux.
En apparence.
Car à cette époque, tu ne comprenais rien à la vie, tu ne faisais que sourire innocemment. Tu ne savais pas tous les problèmes qui pesaient sur les épaules de tes parents, l’argent, les dettes, le logement. Tu voulais la dernière poupée Barbie et tu pleurais comme si c’était la fin du monde lorsque l'on te disait non. Puis lorsque tes parents t’ont finalement offert la poupée de tes rêves, la petite fille que tu étais s’était tout simplement contentée de la jeter par terre : « ce n’est plus celle-là qui est à la mode ». Tu ne comprenais rien à la vie, tu ne savais pas tous les sacrifices que tes parents ont fait pour t’offrir ce morceau de plastique aux cheveux blonds et au sourire forcé.

Tu as grandi, gâtée, sans comprendre la réalité de ce monde. Alors c’est la réalité qui est venue à toi - elle a frappé à ta porte, elle a cogné fort, et elle s’est immiscée dans ta vie sans que tu ne t’y attendes. C’était un soir de l’été 2008, tu avais alors 15 ans, tu étais cette adolescente qui se chamaillait souvent avec son petit frère, qui était entourée d’amis, qui gloussait bêtement devant le garçon qui lui plaisait. Ce soir-là, ton père a été conduit en urgence à l’hôpital. Et il n’est pas rentré comme tous les autres soirs, épuisé mais souriant, le visage creusé par les cernes et les rides. Non, ce soir-là, il n’est pas rentré, il ne t’a pas appelée « Na Ri, ma petite princesse », il n’est pas allé se poser devant la télé en mangeant les restes de la veille. Il n’est plus jamais rentré.
A partir de là, ton monde s’est effondré. Ta mère a fait une dépression, a quitté son job, elle n’était plus qu’une ombre. Vous n’aviez plus les ressources nécessaires pour continuer à vivre de manière décente, et la décision fut vite prise. Ta mère t’annonça du jour au lendemain que vous alliez retourner en Corée, chez ta tante, tous les trois, avec ton frère. Toi qui avais été jusque-là gâtée et choyée, la réalité a frappé à ta porte. Elle a frappé à ta porte, elle t’a prise dans ses bras, mais ses mains étaient froides, glacées.

Le changement d’environnement fut difficile. Tu ne parlais pas bien la langue, tu n’acceptais pas bien la différence de culture. Tu ne te sentais pas chez toi, tu n’étais pas à l’aise. Tu n’arrivais pas à t’intégrer à l’école. Jour et nuit, vous étiez harcelés par les usuriers, qui réclamaient sans cesse l’argent que vous leur deviez. Alors tu as finalement quitté le cursus scolaire tôt, pour aller travailler. Tu as enchaîné les jobs – serveuse, caissière, vendeuse. Ce n’était jamais assez. Alors tu as fini par vendre un peu d’amour.

05h32. Aujourd’hui, tu as 21 ans. Les premiers rayons de soleil te tirent doucement des bras de Morphée. L’homme de la veille est parti. Tu dois t’habiller pour aller ouvrir la supérette. Tu te traînes hors du lit. Tu essayes de te motiver.
Tu ne le sais pas encore, mais ce jour-là, tu seras contactée pour la première fois par des agents de l’Institut Svensson. Et dans les jours qui suivront, pour la première fois depuis des années, tu t’endormiras avec un peu d’espoir dans ton cœur, tu rêveras d’un ailleurs, d’un quelque part, d’un mot qui te semble à la fois un peu doux et un peu amer : Pallatine. Tu t’endormiras comme une enfant, tu rêveras de nuages et de poussière de fée, et dans tes songes, tu leur crieras à tous : nous nous envolerons.