Histoire

Pallatine, 2012.

Elle fixe le mur blanc, assise en tailleur sur le lit. Ce petit lit simple et inconfortable. Ce lit au matelas dur, aux draps sans âme, à l'oreiller sans histoire. Rien n'est sien. Sa vie n'a pas été vécue dans cette cellule, dans cette soi-disant chambre qu'on lui offre pendant son séjour dans cet établissement étrange. En tout cas, son passé ne s'est jamais déroulé ici. Elle est habituée par la chaleur des trois douillettes recouvrant son immense lit king, de ses oreillers de plumes aux taies de couleurs flamboyantes, à la douceur de son matelas moelleux, à la vie cruellement ignoble et aisée qu'elle vivait dans cette maison bourgeoise avant qu'elle n'atterrisse ici.



Norwich, Angleterre, 2031.

En cette soirée d'été, alors qu'elle descend les ruelles, elle n'a jamais ressenti autant de haine pour ces adultes qui osent se présenter comme étant ses parents. Ils ne la laissent même pas se promener plus bas dans les quartiers. Ils affirment que là-bas, tous les pauvres y habitant sont des monstres qui ne se gêneront pas de la tuer pour lui prendre quelques sous de son portefeuille. Pffff. Comme si des humains pouvaient réellement faire cela...Ce n'est pas quelques articles de journaux lui rétorquant le contraire de ce qu'elle pense qui lui feront peur! L'humanité des personnes ne s'est pas envolée en un claquement de doigts avec la catastrophe économique qui attaque inlassablement l'Angleterre depuis son indépendance en 2016! Ils verront bien de quel bois elle se chauffe! D'ailleurs, la voilà dans ces «horribles rues de la mort» de sa ville. Rien en vue. Y a rien. Du. Tout. Pas une âme-qui-vive. Juste des maisons silencieuses et la noirceur de la nuit éclairant les lampadaires qui ne demandent qu'à être réparés.

Au même instant, un coup d'épaule sur la sienne. Elle se retourne. Des gamins, suivis d'adultes de tous âges, courent vers une bâtisse en particulier qui est tout près, un grand sourire flottant sur leurs visages ternes. Intriguée, elle les accompagne timidement en retrait. La foule se gonfle, s'agrandit, se bouscule devant l'entrée de cette bâtisse. À en voir son état et son architecture, c'est une ancienne église qui est sur le point de s'effondrer. Ce n'est qu'une question de semaines selon elle. Pourquoi diantre les gens veulent-ils y aller? Elle-même étonnée de ne pas être plus dégoûtée que cela par cette masse sale, légèrement nauséabonde et affamée, elle se rapproche de ces gens créant cette foule. Elle se permet de demander maladroitement à quelqu'un, au bout de quelques secondes, ce qui se passe. Un garçon, clairement plus jeune qu'elle et de sa petitesse malgré ses 15 ans, la dévisage et lui donne un immense sourire. Il lui dit:

- Are you messing with me? C'est la fameuse soirée de lutte qui arrive une fois aux deux semaines! Aujourd'hui, c'est dans le sous-sol de cette église! Où étais-tu tout ce temps?!



Pallatine, 2012.

Elle étouffe un bâillement. Elle s'étire longuement. Perdre son temps en regardant le mur où se trouve la commode est, justement, une perte de temps. Autant profiter des minutes éternelles qu'elle a pour s'entraîner d'une certaine façon. Aussitôt, elle se jette au sol et fait des push-ups. Malgré qu'elle ait pris congé depuis quelques jours et que sa mémoire est embrouillée, elle n'a rien perdu de sa force et de son endurance. Ni de son horaire quotidien qu'elle avait lorsqu'elle s'entraînait avec eux.



Norwich, Angleterre, 2031.

- Monsieur Perceval, pourquoi la lutte est-elle si populaire?

Elle est restée après le spectacle, après les combats, après la présentation des lutteurs. Elle a trop d'adrénaline pour rentrer calmement chez elle. Elle s'adresse au prétendu «Président» de cette troupe.

-Tu devrais être sur le chemin du retour toi, fille de bonne famille.On fait le ménage, on range le tout et après on quitte.
- Qu...qu'est-ce qui vous fait croire que je fais partie des leurs?
- Tes vêtements, ta manière de parler, tes gestes, ce que tu dégages, tu transpires la bourgeoisie de partout. Tu n'est pas supposée connaître cet endroit, ni cet événement. Tu n'aurais pas dû mettre les pieds ici. Tu vas nous dénoncer à ces policiers corrompus, hein?
- P-pas du tout! Je vous le promets! Je n'ai jamais aimé ces êtres qui empestent l'argent souillée! J-je vous laisse tranquille tout de suite après que vous ayez répondu à ma question! Vous avez ma parole!

Perceval frictionne songeusement son menton ébouriffé de petits poils piquants. Elle retient son souffle.

- La lutte est un échappatoire dans ces temps difficiles. Un certain espoir vers des jours meilleurs se dégage de ces combats et envahit les spectateurs.
- Je ne comprends pas.
- Dans notre ring, peu importe ta taille, ta couleur de peau, ton état physique, ta sexualité, ton genre, ton passé, tu es là. Tu es présent. Tu existes. On t'offre la chance de te démarquer. À la lutte, celle donnée en spectacle, comme nous le faisons, tu ne sais jamais - ou presque - qui sera le gagnant. Chacun peut réussir. Donc, l’échalote peut tout aussi bien mettre K.O un colosse que l'inverse.
- Même les plus faibles? Même les plus vilains?
- Oui. Nous frappons nos adversaires réellement, mais nous décidons à l'avance, par un vote, qui sera le gagnant. Bien sûr, nous nous entraînons pour recevoir ces baffes et pour encaisser les chutes soudaines par-dessus les cordes.
- ...Vous vous exprimez bien, pour quelqu'un qui vit dans ces taudis.
- Et toi tu as du front, petite. J'apprécie bien ça chez les gens. Tu reviendras nous voir, si ça t'enchante.



Pallatine, 2012.

Les lumières s'éteignent sans crier gare. Elle en était à son vingtième redressement assis. Elle se redresse, haletante de tout ce travail physique, et s'autorise à crier des insultes à la porte grisâtre qui la sépare de ces couloirs la menant aux autres salles blanches, froides, incroyablement effrayantes. Soudain, une veilleuse projette sa faible lumière sur le plancher de la pièce. Elle comprend que c'est le signal pour aller dormir. Elle croise les bras et se jette sur le lit. Franchement, il est incroyablement inconfortable. Elle a bien hâte de sortir d'ici. Elle aurait aimé s'enfuir avec la troupe. Mais il était trop tard. Elle avait plutôt pris la décision de suivre des inconnus. Elle ne changera pas d'idée. Surtout après ce qu'ils lui ont dit et ce qu'ils lui ont promis. Elle ferme les yeux. Qui sait ce qui arrivera demain.



Norwich, Angleterre, 2033.

Elle trépigne d'impatience. C'est sa première soirée. Sa toute première avec ce costume un peu trop moulant à son goût. Elle a tout de même hâte de débarquer sur les lieux en tant que «JawBreaker», son nouveau nom. Comme un baptême. Elle a hâte qu'on crie son surnom dans les allées. Qu'on l'observe avec des yeux étincelants. Qu'on l'encourage de n'importe quelle manière. Qu'on lui transmette toutes les ondes positives nécessaires pour qu'elle gagne son premier combat à vie. Oui, bon, la troupe a décidé préalablement du gagnant et elle sautille de joie juste à y repenser. Enfin, elle peut apporter son message, faire comprendre que les classes sociales ne devraient pas exister, que tout le monde est important, que tous devraient se serrer les coudes, que tous peuvent y arriver malgré les malheurs sévissant chaque jour. Peut-être qu'elle exagère. Mais c'est ce qu'elle veut communiquer.

Au moment où le présentateur finit de la décrire, à l'instant où elle lève les bras vers la foule avec un regard déterminé, elle entend les portes du bâtiment s'ouvrir avec fracas. Elle entend des cris de panique plutôt que de joie. Elle entend les chaises heurter le sol. Elle voit les spectateurs regarder dans tous les sens pour assimiler l'information. Elle voit les nombreux vestons noirs du corps policier entrer en trombe dans la salle. Elle voit les bras levés de ces hommes et de ces femmes, matraque et armes à la fine pointe de la technologie à la main. Elle voit les lunettes électroniques de ces vilains analyser l'endroit pour trouver des éléments émettant de la chaleur humaine. Elle voit le chaos. Elle voit des gens s'enfuir et d'autres se faire tabasser.

Elle comprend que c'est de sa faute. Elle comprend que ses parents l'ont espionné et l'ont poursuivi jusqu'ici. Elle comprend qu'ils commençaient à soupçonner ses sorties fréquentes. Elle comprend que ce sont eux qui ont appelé les agents pour qu'ils en terminent avec ce spectacle qu'ils considéreront comme «illégal». Elle comprend qu'ils accuseront à tort et à travers la troupe de créer des rassemblements pour que des gageures s'engendrent d'un coin du ring à l'autre.

Elle s'en veut. Elle voudrait s'en aller. Elle voudrait se reprendre. Elle s'en veut que la troupe ait à subir cela. Elle voudrait renier à tout jamais ses origines, ses parents, sa maison, tout. Elle voudrait partir, recommencer.

Une main se pose sur son épaule. Elle se retourne. Là se trouvent les trois hommes qui, depuis le début de la semaine, ne cessent de la complimenter, de la questionner et de lui dire qu'elle est déjà leur préférée alors qu'elle n'a même pas encore été déclarée comme étant lutteuse.

- Miss Heston? Que diriez-vous de nous écouter?




Pallatine, 2015.
Elle ouvre les yeux. Un nouveau jour débute. Voyons voir ce que ça va donner.