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La bohème, ça voulait dire "On est heureux" [Tobias]

Lun 29 Aoû 2016 - 11:58
La salle se perdit en applaudissements alors que la lumière progressivement se rallumait. Comme une vague qui inlassablement venait se perdre sur le rivage, chaque fois que l’on pouvait croire que l’ovation se terminait, elle se retrouvait prise d’un nouvel élan et repartait de plus belle. Wilhelm n’était pas en reste, applaudissant avec enthousiasme malgré sa fatigue et l’heure tardive. Ou plutôt, oubliées la fatigue et l’heure ; il était encore pris dans la magie de la scène, encore loin du monde réel ; à mi-chemin entre les deux. Sur son visage, un sourire que l’on aurait pu qualifier de béat. Ce Faust avait été magistral : le jeu d’acteur parfaits, une bonne mise en scène, une bonne ambiance, les personnages révélés dans toutes leurs forces et leurs faiblesses, plein de nuances. Et pourtant, il était particulièrement pinailleur sur le sujet, comme souvent lorsqu’il allait voir une pièce qu’il connaissait déjà. A fortiori Faust, qu’il avait vu pour la première fois lorsqu’il n’avait qu’une dizaine d’années, emmené par son père qui entendait forger son goût littéraire. Son seul regret était que la pièce n’ait pas été jouée dans sa langue originale. Non pas que la traduction ait été mauvaise, loin de là, mais pouvoir entendre un texte dans sa langue d’origine apportait toujours quelque chose. Peut-être manquait-on, à Pallatine, d’acteurs maîtrisant suffisamment la langue germanique pour se lancer dans cet exercice périlleux ; ou par commodité pour le spectateur ; mais c’était bien dommage d’un certain côté. La traduction faisait toujours perdre des nuances au texte - quand elle ne s’en éloignait pas complètement, ce qu’il avait vu bien des fois. Mais ces considérations restaient secondaires. Il était satisfait, presque heureux et détendu. Et comme souvent, ce ne fut que lorsque la salle fut presque vide qu’il se leva, encore passablement remué. Une bonne interprétation avait toujours cet effet-là sur lui après tout. Était-il trop sensible ? Peut-être, au fond.


Il songeait à Faust, à quel point ce personnage était à la fois puissant et misérable, fort et faible. Il avait vendu son âme au diable après tout, blasé de tout, en ayant l’impression d’avoir fait le tour des choses.  Tout ça pour que ses désirs soient tous réalisés. Avait-il fait le bon choix ? L’Autrichien ne le savait guère et ne pouvait donc guère le juger...Lui qui avait, peut-être, fait la même chose en venant à Pallatine, espérant y trouver une vie meilleure que la Vienne de 1939, polluée et violente. Pendant un temps, il avait été satisfait ; mais maintenant, il déchantait. Polluée et violente, Pallatine l’était tout autant que Vienne...dans un autre sens. Il n’y avait pas de nazis pour y faire la loi ; mais on y trouvait des fripouilles, ces gangsters et ces yakuzas animés par cette pulsion de mort. Retour à la case départ, pourrait-on dire. « Habe nun, ach! Philosophie, Juristerei and Medizin, und leider auch Theologie durchaus studiert, mit heißem Bemühn.  Da steh' ich nun, ich armer Tor, und bin so klug als wie zuvor ! » récita-t-il à mi-voix sans pouvoir s’en empêcher. Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !… je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Fort heureusement, le brouhaha du couloir et de l’entrée dissimula son monologue. Il aurait pu le réciter entièrement ; il le connaissait par cœur, mais il y restait sensible. Comme Faust, il avait cette impression écœurée d’avoir tout vécu, tout appris. Mais y avait-il encore autre chose qu’un Méphistophélès puisse lui apporter ? Allez savoir.

Cependant, s’étant fait appeler par un homme qu’il reconnaissait comme faisant partie des grosses fortunes opportunistes, c’est à moitié contraint qu’il alla le voir. Il n’était pas seul ; accompagné d’autres personnes de sa diaspora. Mais la platitude des échanges qui suivirent le consternèrent ; passant de la pièce à des considérations bassement matérielles comme les prochaines affaires qu’ils pensaient conclure. Richesse et intelligence n’allaient pas toujours de pair hélas, et il le constatait une fois de plus. Il se rappelait d’autres temps, d’autres lieux, d’autres personnes plus jeunes et moins riches qui avaient bien plus de conversations que cela après avoir assisté à une telle représentation. La nostalgie le frappait, fort ; il en avait presque mal au cœur ; et il prit congé, prétextant une longue journée. La magie de la pièce avait bien disparu, oui. Du paradis, il passait sans transition à un purgatoire atroce.

Et dans la foule qui se pressait vers les portes,  il crut voir passer une chevelure blond clair, qu’il lui semblait reconnaître. Voilà que maintenant, il se mettait à voir des fantômes. Son cas ne s’arrangeait pas...
Sam 3 Sep 2016 - 23:31
Il ne savait plus qui lui avait mentionné la représentation de la pièce. La serveuse du café ? Son colocataire ? Ou peut-être était-ce lui-même qui l'avait lu dans le journal, ou entraperçu sur une affiche. La source avait été effacée de sa mémoire, ne restait que la date et l'heure. Tobias s'était vêtu comme à la vieille époque, celle où l'Art embrasait la foule, où des hommes, tout vêtus de noir, ne cherchaient pas à la brimer en des carcans qui l'étouffaient. Au sein de tous ces hommes et femmes habillés à l'instar d'une soirée de gala, son propre costume passa inaperçu. Dans l'obscurité du théâtre, les différences s'estompaient pour ne créer qu'un amas d'individus venus tous pour la même raison : la beauté de la représentation.

Tobias avait beau connaître chaque étape de la pièce, les répliques firent aussi mouche que la première fois qu'il les avait entendu déclamer. Lorsque la lumière revint, brûlant ses rétines qui s'étaient accoutumées à l'obscurité, l'Autrichien hésita à entrer dans les coulisses afin de remercier les acteurs de leur prestation. Il se ravisa à temps, se disant que son enthousiasme pouvait gêner. L'homme se laissa alors mener jusqu'à la sortie, ballotté par la foule, se sentant plus que jamais seul au sein de cette ville étrangère. Les conversations se multipliaient autour de lui, relatant la pièce pour certains, revenant à de profondes et ennuyeuses banalités par d'autres.

L'Autrichien stoppa ses pas sous le auvent du théâtre. Une fine bruine tombait. Des parapluies étaient déployés, des vestes et manteaux juchés au-dessus des têtes. Des rires éclataient, des couples s'amusant de cette intempérie, profitant de sa présence pour se coller l'un contre l'autre. La foule s'éparpillait, peu à peu, envolée de moineaux se dispersant pour mieux retrouver la quiétude de son logis.

Le coude de Tobias heurta un flanc. L'Autrichien se retourna pour s'excuser. Sa bouche s'ouvrit sur un cri muet. L'homme battit des cils, intrigué, referma ses lèvres.

« Will ? »

C'était plus un chuchotement qu'un véritable appel, un cri étranglé par la surprise. Il paraissait si... jeune. Plus jeune que dans ses souvenirs. Et, pourtant, son regard semblait vieux d'un siècle. Voyant le profil de l'homme s'éloigner, Tobias le rattrapa. Sa main agrippa le bras du brun, au risque de froisser le tissu, de détruire ce costume coûteux.

« Wilhelm ! C'est toi ! Tu ne peux pas m'avoir oublié. Je t'interdis de m'avoir oublié. Bon sang. Je me suis inquiété pour toi ! »

Il n'avait cure des passants qui les observaient. Il n'avait cure de la pluie qui dégouttait sur lui. Dans sa précipitation Tobias s'était éloigné de l'avancée de toit, laissant la pluie lui détremper les cheveux. La main de l'Autrichien n'avait rien lâché. Il parlait, gesticulait dans sa langue natale. Comme au bon vieux temps.

Des milliers de question se bousculaient dans son esprit, emplissaient son crâne. Mais une seule franchit ses lèvres, et elle les résumait toutes.

« Pourquoi ? »

Désolé pour le temps de réponse, pas mal d'imprévus irl en quelques jours.
Ven 9 Sep 2016 - 19:58
Pour un peu, il se serait cru ramené dans le passé. Ce sentiment de presque contentement à la sortie d’une pièce de théâtre, la rumeur de la foule, le bruissement des manteaux, le claquement des chaussures sur le sol, c’était là un rituel que Wilhelm aimait retrouver, parce que cela lui rappelait les glorieuses heures de sa jeunesse. Même s’il manquait quelque chose : la présence d’un interlocuteur intéressant pour pouvoir discuter, commenter, analyser la représentation à laquelle il venait d’assister. A quoi cela servait-il, au fond, d’aller assister à ce genre de divertissement s’il n’y avait personne pour partager son ressenti ensuite ? D’en savourer les joies en solitaire, de façon égoïste ? Pas grand-chose, se rendait-il compte douloureusement, et il en étouffait. La solitude était après tout la seule compagne qui ne l’avait jamais abandonnée depuis qu’il était arrivé à Pallatine, d’une façon paradoxale. Ou plutôt, elle le rongeait comme une maladie, le privant petit à petit de ses forces, lui donnant des maux de cœur horribles. Ou comme l’eau et le vent qui inexorablement rongeaient les falaises, elle le sapait de l’intérieur. Il prétendait le contraire pourtant. Il prétendait que tout allait bien, devenant chaque jour un peu plus froid, plus inaccessible ; jusqu’à se transformer, un jour, un pur esprit, un être éthéré qui ne vivait pas vraiment parmi les vivants. Et ses moments de faiblesse, rares mais il y en avait eu, ne lui inspiraient que de la honte. Il se devait d’être fort. Fier. Comme un roc. C’était ce que la société de Pallatine attendait de Wilhelm König. Et pourtant, il souffrait en ce moment ; l’incongruité de l’instant, les discussions qu’il avait entendues, tout cela apparaissait comme une hideuse parodie de ses souvenirs dorés, les entachant. Le rendant fou peut-être.

Il avait entendu, comme un écho du passé, un “Will!”, qui avait presque réussi à le faire s’arrêter. Wilhelm, dont l’équivalent anglais était William, raccourci Will. Son surnom de la douce époque où il parcourait les rues de Vienne avec ses amis, comme un roi. Non, pas comme un roi. Il était le roi, alors. Il écrivait comme un fou, comme il respirait parlait avec de grands gestes enthousiastes, pleurait au théâtre et à l’opéra, refaisait le monde avec ses amis autour d’un café, rôdait tard le soir après une représentation, riant, se moquant de la pluie, du froid, du fait qu’ils parlaient tous bien fort pour une heure aussi tardive. Se moquant enfin des regards des autres bourgeois bien rangés de Vienne qui les toisaient avec dédain, eux les artistes un peu bohèmes se moquant des conventions. Savourant cette amitié si forte, ces liens indestructibles, qui les rassemblait.

Il était heureux alors.
Et ce bonheur, ce paradis, il les avait perdus, et en les perdant il avait tout perdu.

Se sentant tiré par le bras, il commença à se tourner, furieux - furieux comme il l’était à présent, d’une fureur froide, polaire. Même ce geste - cela entachait ses souvenirs. Il se rappelait de Tobias qui parfois passait à son appartement, l’entraînant par le bras pour l’emmener voir quelque chose qu’il ne devait selon lui pas manquer. Exposition, pièce de théâtre. Foire en pleine rue de Vienne. Défilé. Ou voyage inopiné. Ce geste était si fort de signification pour lui, qu’il aurait craché son venin au visage de celui qui avait osé le commettre…

Si cela n’avait pas été Tobias. En même temps, ce n’était pas lui.  Il était vieux. Là où auparavant les deux hommes paraissaient le même âge, comme des frères, comme des jumeaux, Tobias accusait bien trois ou quatre ans de plus que lui.

Wilhelm eut un mouvement de recul, bouche légèrement entrouverte sous la surprise, les yeux écarquillés.

“Tobias ?”

Quelque chose se cassait en lui, son masque se fissurait, les craquelures commençant à se former alors qu’il sentait ses poumons se comprimer. Il tombait, tombait, tombait, il se sentait manquer d’air alors que son cœur battait à tout rompre, tambourinant contre ses côtes comme s’il avait voulu s’échapper de sa cage thoracique.  C’était illogique, invraisemblable, impensable. Tobias ne pouvait pas être à Pallatine. Et pourtant si. Il était là, devant lui.

“Pourquoi es-tu ici ? ” Warum bist du hier ?

Sa voix finit par retenir dans leur langue natale, plus froide et plus sèche qu’il ne l’aurait voulu, là où celle de son ancien ami était pleine d’émotion. Comme une machine. Et il se haït profondément en cet instant, de cette froideur qui lui collait à la peau, de cette arrogance qui faisait partie de lui depuis son arrivée dans ces lieux. De ce ton savamment contrôlé, qui ne laissait rien transparaître - comme le Wilhelm qui venait de quitter le carcan familial, acteur, menteur, hypocrite d’un certain côté. Il lui lançait une telle invective alors qu'il aurait voulu lui dire "Je n'aurais jamais pu t'oublier, toi mon frère." et le serrer dans ses bras, fortement.

“Tobias..” Vague tentative de le garder auprès de lui. Qu’il ne le fuit pas en voyant ce qu’il était devenu. “Ce..n’est pas ce que je voulais dire.”

Confusion. Et comme souvent dans ces moments-là, il se passa nerveusement la main sur le visage, tentant vainement de se calmer alors qu'il prenait une grande inspiration.

“Je..”

Tu quoi, Wilhelm ? demandait une part ironique de lui. Il avait coupé les ponts, il avait disparu de Vienne  sans laisser de traces..et le destin, ce vieux farceur, avait décidé qu’ils se retrouveraient à Pallatine. Ce qui arrivait était entièrement de sa faute ; il n’avait aucune excuse. A lui d’assumer les conséquences de ses actes à présent.  
Jeu 15 Sep 2016 - 18:18
À une époque les gentilshommes se provoquaient en duel en se jetant le gant – au sens propre du terme. Ce fut l'effet que ressenti Tobias lorsque son meilleur ami (son ex meilleur ami, précisément) le congédia, d'une voix sèche, aussi cinglante qu'un coup de fouet. Tobias fit un pas en arrière, vacilla sous le coup de la surprise. Des gouttes de pluie s'accrochaient à ses cils, donnant à son regard une douceur que nombre de personnes auraient qualifié de féminine. Un regard doux d'animal blessé. Tobias passa sa langue sur ses lèvres. Sa main retenait toujours le bras de Wilhelm, tel un homme se raccrochant à sa bouée de sauvetage pour ne pas sombrer.

« Ce que je fais ici ? Will, tu te poses vraiment la question ? »

Le rire lui échappa, rauque, retentissant avec la délicatesse d'un caillou jeté depuis le haut d'une pente. La scène était si sordide, presque vaudevillesque. La pluie détrempait ses cheveux, transformait son beau costume en un amas de linge détrempé. Il sentit son corps frisonner, se rebeller face à cette sensation glacée qui étreignait la chair. Et Tobias s'en moquait.

Son corps se rapprocha de celui de Wilhelm, brisant le cercle d'intimité, foulant les tabous du pied, indifférent aux regards de la foule qui observait la scène avec la convoitise des vautours assistant au proche trépas de leur future proie. Ne manquait que le pop-corn ruisselant de caramel, empoissant les doigts de ces spectateurs qui dévoraient les faits-divers avec délectation.

« Je suis venu pour toi. Je t'ai cherché, je t'ai haïs. Non je te hais encore. Mein Bruder, mein Freund. »

Dans sa bouche l'allemand devenait aussi acide qu'un citron, emplit d'ironie cinglante. Aussi cinglante que la gifle qu'il décocha à Wilhelm. Il avait serré le poing, frappé au mieux. La rage pulsait en le corps de l'Autrichien en une série de vagues tumultueuses. Son esprit n'était plus qu'un navire en perdition au sein d'une tempête. La foule laissa échapper un cri mais ne broncha pas, toute à son observation.

Des jurons dévalèrent de la bouche de Tobias, mélangeant l'allemand et l'anglais. Insultant le destin, l'avenir, le passé, Wilhelm.

« Quand je suis rentré au pays j'ai tout appris. Dis-moi la vérité Will. Est-ce vrai ce qu'ils disaient sur toi ? Tu as embrassé leurs bottes rutilantes ? Tu as serré la main à ces monstres qui se prenaient pour des hommes ? Dis-moi Will... »

Dis-moi que tout ça est faux.
Jeu 15 Sep 2016 - 21:06
Il vit Tobias reculer d’un pas sous l’impact de ses paroles. ll l’avait blessé. Forcément. Comment l’écrivain ne lui aurait-il pas fait du mal en ces circonstances, en le traitant comme un étranger, un indésirable, comme s’il  était quelqu’un avec qui il ne voulait pas être vu ?Lui son meilleur ami, son frère, la personne qui avait le plus compté pour lui à une époque. C’était presque un rejet. Mais il était surpris. Il ne comprenait pas. Pourquoi. Pourquoi Pallatine, alors qu’il aurait dû être..aux Etats-Unis, à mener une brillante carrière d’artiste ? Ou même de retour à Vienne, si la nostalgie du pays le prenait tellement ? Pourquoi cette ville, néfaste, mauvaise, corrosive pour les cœurs et les âmes ? Où il restait, parce qu’il n’avait plus le choix ? Il voulait comprendre, et par conséquent il ne put que hocher la tête brièvement, malgré lui, lorsque Tobias le questionna. Une question au goût de mépris, de moquerie. Qui l’humilia plus que tout ce qu’il avait déjà subi auparavant. Presque plus que d’apprendre qu’il avait été approuvé par eux, il y avait si longtemps… Il se posait la question, parce qu’il ne comprenait pas, parce qu’il ne pouvait pas comprendre. Quelle folie l’avait emmenée ici ?

Ce fut le rire de son ami qui lui répondit. Un rire rauque, un rire d’animal, un rire de dément presque. Il se serait cru dans un roman, alors qu’il restait comme pétrifié, immobile.  L’heure tardive, la rue qui s’assombrissait, la pluie, ce rire qu’il connaissait et pourtant qui lui semblait tellement étranger, lui-même, les badauds, tout cela lui apparaissait comme faisant partie d’une scène affreusement sordide de mauvais roman. Ou de vaudeville, oui. Une pièce de théâtre à la fois comique et tragique. Une tragi-comédie, sans mort.Pour le moment. il pourrait y avoir des blessés - mais pas de mort ? Il pouvait l’espérer.

Un petit “Oh” étouffé lui échappa, alors qu’il avait l’impression qu’on lui enfonçait un marteau dans les entrailles, plié en deux. C’était pour lui que Tobias était là. Pour lui, Wilhelm. Le traître. Le mauvais ami. Le Judas. Il sentit une sueur froide ruisseler le long de sa nuque, alors que la tête commençait à lui tourner. Sa respiration se faisait plus erratique. Hyperventilation, probablement, lui disait une part lointaine de son esprit. Ou attaque de panique.

Mein Bruder, mein Freud.  Mon frère, mon ami. Ces qualificatifs qu’ils se donnaient autrefois sans honte, et qui sonnaient à présent comme des insultes, aussi douloureuses que les banderilles s’enfonçant dans la chair du taureau de corrida. Sauf que ces insultes, elles s’enfonçaient dans son cœur, parce que Tobias le haïssait. Il aurait pleuré, s’il en avait été capable. Mais son cœur s’était asséché par rapport au jeune homme qu’il était à l’époque, alors il ne pouvait qu’accepter, passivement, toute cette haine, cette agressivité. C’est pourquoi il ne se défendit pas, laissant sa tête partir sur le côté et reculant même d’un pas sous la violence du coup de poing de Tobias.  Tout ceci - il le méritait. Tendez l’autre joue, lui avait appris la morale chrétienne traditionnelle de son enfance, et il l’appliquait. Pas par refus de se battre, cependant. Mais par masochisme.Par besoin de souffrir, d’expier sa faute. Que Tobias le frappe, le batte, le laisse mourant dans la rue - il ne se défendrait pas, parce qu’il l’avait mérité, parce qu’il avait trahi son meilleur ami.

Mais il y avait une chose sur laquelle il devait se défendre, et ce fut sur le dernier point que Tobias lança. Etait-il calmé ou non ? Il ne le savait pas, mais il ne pouvait pas laisser passer une telle injure.

“Tobias. Est-ce que pendant toutes ces années, j’ai seulement donné l’impression que je partageais leurs idées ?” Voix lassée et douce à la fois. Presque menaçante, d'une certain côté. “ Que j’éprouvais une quelconque animosité pour les Juifs, les homosexuels, les tziganes, les handicapés, tous ceux qui ne correspondaient pas à leur idéal de société parfaite ?” Un peu plus forte, plus agacée. “Que je pourrais tolérer ceux qui ont envahi notre patrie, sous les applaudissements du peuple ?” Il reprenait du poil de la bête, progressivement. “ Que je pourrais tolérer ceux qui brimaient la liberté de création des artistes ? Qui se permettaient de juger quelle forme d’art était dégénérée ou non? Comme s’ils étaient compétents en la matière !” Encore une étape. “Que je pourrais le tolérer, lui, le torchon qu’il a osé appeler livre et ses idées nocives ?Lui qui est une honte pour l’Autriche ? ”

A la fin il criait presque ; et osant pour la première fois regarder Tobias dans les yeux, cracha, presque.

“Tu te rappelles ce que disait Heine ? “Dort wo man Bücher verbrennt, verbrennt man auch am Ende Menschen !” Là où on brûle des livres, on finit par brûler aussi des hommes. Une citation qui l’avait toujours marqué, sur laquelle il avait longtemps médité. Une citation dans laquelle il se retrouvait, tellement. “Et on peut dire que d’une certaine manière, il en a brûlé, des hommes. Comment oses-tu sous-entendre que j’aurais collaboré de mon plein gré avec de tels...êtres !”

Une simple pause, puis l’attaque finale.

“Tu veux tout savoir, Tobias ?” Regard qui s'illuminait d'une lueur presque malsaine, sourire ironique, large - le sourire d’un fou. “J’aurais préféré qu’on brûle tous mes livres, là-bas dans les autodafés ! En réalité, je les aurais mis moi-même au feu si j’avais pu, et deux fois plutôt qu’une ! Alors insulte-moi si tu veux, frappe-moi parce que j’ai arrêté de répondre à tes lettres, parce que j’ai disparu sans laisser de traces - mais ne dis jamais que j’ai été un nazi !”
Sam 17 Sep 2016 - 22:18
Les paroles pouvaient causer autant de mal que le tir d'une balle. Tobias se retrouva à la place du condamné à mort subissant les tirs nourris de l'infanterie. Wilhelm le frappait de cette voix aux rudes accents germaniques, des accents si familiers, teintés d'une profonde nostalgie. Si Tobias avait eu la possibilité de remonter le temps, il l'aurait fait, sans la moindre hésitation. Il serait resté auprès de son ami, aurait lui-même déchiré les ouvrages pour qu'ils ne soient jamais lu. Mais le passé lui était inaccessible. Ne lui restait que l'avenir.

L'Autrichien ne put retenir la phrase incisive, comme si causer du mal à Wilhelm pouvait panser ses propres blessures. Vengeance mesquine dont il savourait la saveur tant l'amertume l'imprégnait. Il avait beau être artiste, il demeurait un être humain, un individu pétri de défauts, plus proche du péché originel que du pardon chrétien.

« Je ne le sous-entend pas Wilhelm. Je le pense. Ces livres, tu les as écris pourquoi ? Pour qui ? Ne me dis pas qu'on t'a forcé. Le Wilhelm que je connais n'aurait pas rédigé de tels torchons même si on lui avait mis le couteau sous la gorge. Et si vraiment... Si vraiment... c'était impossible de dire non... »

Tobias s'en rendait compte en prononçant ces mots. Il était facile pour lui de critiquer la conduite de ceux qui avaient subis le joug de la dictature, de la peur quotidienne alors que, lui-même, avait fui sa contrée pour de plus verts pâturages. Il avait agi en mouton noir refusant de suivre le troupeau. Alors qu'il se mouvait au sein des rues du Nouveau Monde, respirant le parfum de liberté, ses semblables devaient plier l'échine. Mais cela ne pardonnait pas tout. La rancœur lui étreignait trop l'âme pour qu'il accepta si facilement de capituler face à Wilhelm.

« Tu n'avais qu'à m'écrire. Tu le sais, je le sais, nous le savons tous deux. Tu m'aurais envoyé une bouteille à la mer, un appel à l'aide que j'aurais accouru t'aider. J'aurais envoyé toutes mes économies pour te faire passer la frontière, t'amener en sûreté. Alors pourquoi ? Pourquoi ce silence ? Tu avais honte de moi ? Tu ne voulais pas que je sache ? »

Tobias sentait ses doigts se déplier et se reployer au rythme des battements effrénés de son cœur. Frapper son ami ne servirait à rien, n'arrangerait nullement cette situation catastrophique. Y avait-il même encore quelque chose à sauver ? Quelque chose s'était brisé entre eux et Tobias le sentait, le Wilhelm qu'il avait en face de lui n'était pas celui qu'il avait quitté, il y a de cela près d'un siècle, à Vienne.

D'une main fébrile, Tobias rejeta ses cheveux dégoulinants en arrière. Le temps avait laissé des marques sur son visage, de fines rides au coin des yeux, sur son front. Le temps et l'anxiété l'avaient rongé, et Pallatine avait figé ce portrait.

« On doit parler. On a... beaucoup de choses à se dire. »
Mer 21 Sep 2016 - 23:00
Le dialogue s’était en tout point transformé en duel. A fleurons non-mouchetés, néanmoins. Chaque réplique était là pour aussi bien se défendre que de faire réagir son adversaire. Pas le blesser en tout cas, du moins pour l’écrivain : il avait déjà suffisamment blessé Tobias pour ne pas vouloir lui faire encore du mal..consciemment du moins. Et en un sens, l’on voyait à quel point les deux hommes étaient germaniques, reproduisant cette pratique qui pendant longtemps avait été l’apanage des couches supérieures de la société : le duel. Sauf qu’ils n’étaient aristocrates, ni l’un ni l’autre. Wilhelm était le fils d’un homme fortuné, mais restait un bourgeois ; il se le rappelait,  les parents de Tobias tenaient un café. L’on était bien loin des cercles aristocratiques. Alors ils se battaient avec la seule arme qu’ils avaient : les mots. Les mots qui étaient déjà assez terribles, qui pouvaient blesser, voire tuer. Les mots qui mettaient à mal leur lien. Comme lorsqu’il sous-entendait que Tobias ne le connaissait pas, ou avait été aveugle pendant toutes ces années en ne remarquant pas les parts sombres de son âme. Comme lorsque Tobias...avouait sans honte qu’il le tenait pour un nazi. Et dieu que cela faisait mal. S’il y avait bien une personne dont Wilhelm aurait cru qu’il ne ferait pas ça, c’était lui. Lui. Le meilleur ami mille fois mis sur un piédestal, son double positif. Celui qu’il aurait tenu pour modèle, d’une certaine façon. Il n’avait pas cette faculté de tout accepter, lui qui avait vécu dans un environnement étriqué, malsain, marqué par la dissimulation et la malhonnêteté. Il ne prenait la vie qu’avec des gants de chevreau. Et ce qui lui faisait mal - c’était de voir en quelle haute estime Tobias l’avait tenu.

“Tu..m’as toujours tenu pour meilleur que je n’étais.” Il eut un rire triste. “J’avais l’impression d’être admirable, respectable, lorsque nous passions du temps ensemble. Je me disais “ Peu importe ce que l’on pense de moi, que l’on n’aime pas mes œuvres - tant que Tobias, lui, approuve ce que je fais.” Mais au fond, tu as toujours été le plus noble de nous deux. Alors, comment aurais-je pu avoir honte de toi ? Toi, mon meilleur ami que j’admirais plus que tout ? J’avais presque plus peur que tu aies honte d’être vu en ma compagnie, à l’époque… Moi qui accumulais les tares, ce côté bourgeois qui se voyait toujours, comme certaines de mes réactions bien-pensantes, tellement typiques de mon ancien milieu, voire certaines de mes réticences...”

Aveu jamais fait auparavant, empreint de nostalgie douloureuse, qui lui étreignait le coeur. Il n’y avait plus cette fougue à se défendre, ni cette violence. Il n’y avait plus que cette lassitude.Cette vulnérabilité même. Il ne faisait pourtant pas dans la sensiblerie, d’habitude. Mais voilà. Que Tobias ait pu penser qu’il avait honte de lui - c’était quelque chose qu’il ne pouvait pas laisser passer. Alors maintenant qu’ils en étaient là, à se disputer sous la pluie - il ‘était complètement honnête. Peut-être que cela n’allait rien changer. Qu’ils avaient franchi le point de non-retour, que leur ancienne amitié n’allait jamais pouvoir être ravivée, peut être même que plus jamais ils n’allaient pouvoir se tenir dans la même pièce sans que cela ne vire à un pugilat, réel ou verbal.  Il y avait un abîme entre eux, désormais. L’abîme de la Seconde Guerre mondiale. L’abîme de l’âge, dont il se rendait bien compte aux légères rides de Tobias, alors que lui affichait une jeunesse insolente.

“Oui. Je peux..expliquer certaines choses. Mais pas ici.”

Les points que Tobias avait soulevés, les zones d’ombre de son passé, il ne voulait pas les évoquer en pleine rue de cette façon. Ils s’étaient déjà donnés en spectacle d’une certaine façon, c’était suffisant. Il n’en pouvait plus, de cette pluie, de cette foule qui les observait, qui se nourrissait de leurs éclats de voix comme des sangsues.

“Mon appartement est tout près d’ici, nous y serons mieux pour parler.” reprit-il d’une voix presque résignée, vaincue.

Ils déambulèrent en silence dans les rues de Saint-Juré. Il ne voulait pas parler - pas avant d’être à l’abri. Laissant les gouttes d’eau dégouliner sur ses cheveux, sur son manteau. Cette flagellation, il l’acceptait. C’était sa punition, beaucoup trop légère encore par rapport à ses crimes. Pour bien faire, il lui aurait fallu un piloris. Ou un bûcher, c’eut été plus adapté. Mais pas une croix : cela lui aurait conféré une dimension christique que l’écrivain était très loin de posséder. Et il n’avait pas de père auquel s’adresser, lui.

Une fois arrivé dans l’appartement, il ôta rapidement son manteau, avant de s’occuper des affaires de Tobias, avant de murmurer un “Assieds-toi sur le canapé, fais comme chez toi..”. Et de foncer dans l’armoire du salon, à droite du dit-canapé pour y prendre une bouteille de vin rouge. Il n’avait pas l’habitude de boire - mais il en avait besoin, ce soir. Pour trouver du courage, pour être plus honnête. Pour réussir à passer ce blocage du langage.

“Est-ce que tu veux boire quelque chose ?” Situation tendue ou pas, Tobias était son invité.

Il se servit un grand verre de vin, avant d’en avaler une bonne partie. Pas question d’apprécier le breuvage : il fallait qu’il l’ingère, rapidement. Il resta debout cependant : il ne pouvait simplement pas regarder Tobias dans les yeux alors qu’il allait lui révéler la vérité, l’affreuse vérité, sur son compte ; qu’il n’allait ni plus ni moins qu’ouvrir la boîte de Pandore.

“Je..ne cherche pas à m’absoudre de ce que j’ai fait.” C’était un début. “Je ne peux pas nier que j’ai continué à écrire.” Une pause. “Mais je n’ai jamais, jamais approuvé l’Anschluss, je te supplie de le croire. Jamais. Quand ils sont arrivés en Autriche, j’avais écrit un éditorial sanglant pour notre journal, mais on m’a empêché de le publier. Ceux que je croyais mes amis, nos amis, ils m’ont empêché de le faire, en me disant qu’il valait mieux faire profil bas pour le moment. J’ai cédé. Je n’aurais peut-être pas dû.” Oh comme il regrettait. “ Mais malheureusement, parmi les officiers responsables de la censure à Vienne, il s’en est trouvé un qui avait lu plusieurs de mes romans auparavant, et qui les avait..beaucoup appréciés. Alors en apprenant que je résidais dans cette ville, il est venu me voir.” Les poings qui se serraient. “Régulièrement. Pour...m’inciter à écrire. Il voulait des petites nouvelles, des poèmes, des feuilletons. Du nouveau, pour occuper ses soirées, comme il disait.” La tête penchée, alors qu’il gardait une main sur l’armoire comme pour s’y raccrocher. “Mais je ne pouvais plus écrire comme auparavant. Comment l’aurais-je pu, dans ces circonstances, alors que tout ce que je combattais était juste en face de moi, que je m’y confrontais au quotidien ? Seulement, je n’avais pas le choix, avec ces visites : je me suis forcé à écrire, et tu as vu le résultat : c’est mauvais. C’est innommable. Je ne pouvais pas glorifier le régime par conviction, mais je ne pouvais pas les critiquer ouvertement non plus  : ma marge de manœuvre était mince. ”

Une nouvelle gorgée, plus longue que la précédente ; il en avait terriblement besoin. Comment avouer à son ami qu'il en rêvait encore, de cette période, en des cauchemars affreux ? Qu'il ne dormait plus qu'à peine ?

“J’ai agi comme un lâche et un imbécile, et encore aujourdh’ui, je me déteste pour ce que j’ai fait” Encore une lampée. “Si j’avais eu plus de courage, je leur aurais dit d’aller se faire pendre ailleurs. Quitte à en subir les conséquences. Mais j’avais peur pour ma vie, alors je suis resté, en me détestant chaque jour un peu plus. Et c’est pour cela que j’ai arrêté de t’écrire. Parce que j’avais honte de moi, que j’étais devenu un tel cloaque d’obscénité morale  que l’idée que quelqu’un comme toi puisse être associé à quelqu’un comme moi me révulsait. Je voulais..que tu gardes encore une bonne opinion de moi, si c’était possible. J’avais peur pour toi, aussi. Qu’on puisse remonter jusqu’à toi à cause de nos courriers, et que tu en pâtisses.” Encore une lampée. “Et finalement, en janvier 1939, après presque un an d’occupation, lorsqu’on m’a proposé de rejoindre Pallatine, je n’ai pas hésité. Quant à savoir si c’était le meilleur choix, je ne pourrais pas le dire, mais c’est celui que j’ai fait, et je dois vivre avec. Qu’importe mes sentiments actuels sur le sujet. Parce que Pallatine n’est pas occupée par les nazis, mais elle est nocive, Tobias. C’est pour ça que je t’ai demandé ce que tu faisais là.” Il voulut reprendre une gorgée de boisson, mais il avait terminé son verre, à sa grande surprise. “Parce qu’il n’y a pas de retour possible, nous sommes coincés ici.”

Enfin il osa se retourner vers son ancien ami. Misérable. Pathétique.

“Et il ne s’est pas écoulé une journée sans que je n’aie regretté de ne pas t’avoir accompagné en Amérique.”
Ven 23 Sep 2016 - 23:09
Tobias accepta le verre sans un sourire, sans une grimace, son visage empreint d'une profonde neutralité. Furtivement l'Autrichien frotta ses bras pour y ramener la vie. L'humidité lui collait à la peau, collait sa chemise à son épiderme glacé. Il devait avoir l'allure d'un chien perdu ramassé sur un bout du trottoir assis qu'il était dans le divan, la tête rentrée dans les épaules, le dos courbé. Comme prêt à recevoir un coup. Il ne regarda pas une seule fois Wilhelm lors de sa confession, lui prêtant simplement une oreille attentive. Tobias ferma même les yeux, s'imprégnant mieux de ces mots, faisant abstraction de cet appartement qui, bien qu'appartenant à son ami, lui apparaissait aussi étranger et aseptisé que la loge d'un médecin qu'il n'avait, jusque ici, jamais fréquenté.

Lorsque Tobias rouvrit les yeux, il osa alors poser son regard sur Wilhelm.

« Depuis 1939... »

Sept ans. Pendant sept ans Tobias avait patiemment attendu des lettres, un mot, un signe qui n'avaient jamais vu le jour, sans savoir qu'il était impossible à Wilhelm de lui parler. Sept ans qui avaient formé une crevasse dans le cœur de Tobias. Wilhelm avait fui. Non pas avec lui, mais vers une cité. Tobias ne savait comment prendre une telle information. S'il avait été l'épouse, la fiancée, ou même l'amante de Wilhelm, il l'aurait vécu comme une trahison. Aucune femme n'aurait apprécié d'apprendre que son aimé avait préféré se réfugier dans les avenues d'une ville plutôt que dans les bras de son épouse. Un frère pouvait-il pardonner un tel acte ?

« Et tout cela... Parce que tu n'osais pas me voir. Et tu t'es dit qu'ici, il n'y avait aucune chance que je te rejoigne. Tu pensais peut-être que j'allais t'oublier. Que j'allais mener mon deuil. Que je tromperais ce départ en me plongeant dans les bras de l'Art, ou d'une Muse qui aurait su panser mes blessures. Tu as du ériger plus d'un scénario dans ta caboche d'écrivain. »

Mille et un scénarios et dans chacun Wilhelm jouait le grand absent, le frère disparu, l'ombre qui s'effilochait avec le temps. Tobias rejeta la tête en arrière avalant le reste de son verre cul sec. Il sentit le picotement de l'alcool sur sa langue, la chaleur qui se diffusait dans son corps. Se levant, il se tourna vers Wilhelm. Ses bras s'écartèrent pour mieux engloutir l'Autrichien brun en une étreinte rude, maladroite.

« J'avais fais ton deuil... J'étais venu parce qu'on m'a soufflé que tu étais là. J'y croyais. Mais te voir... c'est pas pareil. »

C'était comme voir se concrétiser un rêve. L'impalpable, l'inconcevable devenait réel. Tobias relâcha son étreinte, s'écarta de Wilhelm.

« Je sais pas si je pourrais te pardonner un jour. Toutes ces peurs, ce deuil que j'ai du mener, cette haine que j'ai éprouve... Et que j'éprouverais peut-être encore. Car tu ne m'as pas tout dit. Tu ne m'as pas dit ce que tu devenais dans cette ville. Les diasporas, les conflits... Tu es là depuis bien plus longtemps que moi, je suppose ? Tu as du faire ton nid. »

Tobias se tenait debout, une main posée sur le meuble le plus proche, se préparant à recevoir un énième coup. Une énième surprise qu'il n'apprécierait pas.
Lun 3 Oct 2016 - 22:27
La vérité, sa terrible vérité, l’effroyable vérité - Wilhelm l’avait enfin révélée, après trois ans de mystères. Tobias était la seule personne de Pallatine qui savait à présent tout sur les raisons de son départ de la Terre. Dans un sens, c’était mieux ainsi. Parce que Tobias avait été son meilleur ami. Celui qui l’avait connu auparavant, à son apogée, à son moment le plus glorieux. Quand sa vie était encore menée de manière digne et honorable, et vertueuse. En accord complet avec ses principes. Il pouvait..espérer qu’il n’éventerait pas ce qu’il lui confiait. Que Tobias ne le trahirait pas autant que Wilhelm l’avait trahi. Non. Il était trop honorable pour cela. Et puis, qui voudrait raconter de pareilles horreurs ? Personne. Il en avait honte, pourtant. SI cela se savait..si cela se savait… il serait un infréquentable. Non pas qu’il soit particulièrement populaire. Il s’était construit sa tour d’ivoire, sa bulle, sa carapace ; ce côté froid, souvent distant. Malgré tout, si la vérité sur son passé éclatait...il était fichu.  C’était trop honteux. Tout simplement.

Rien qu’à raconter cela, il se sentait perdre de sa superbe. De l’homme passablement arrogant qu’il était en sortant de l’opéra, il ne restait plus grand chose. Qu’un homme brisé, malheureux, pathétique et vulnérable ; celui qu’il était réellement, qu’il cachait honteusement. Il se sentait plus vieux de vingt ans,  vieux et fatigué, impatient de mourir, d’en finir. Que tout cela s’arrête ; il n’en pouvait plus.  avoir vidé son sac avait provoqué deux effets chez lui : le soulagement de ne plus garder ce secret si lourd..et la venue d’une honte atroce. Il avait osé proférer les mots qui le condamneraient à tout jamais. Son histoire. Son histoire pitoyable, où il n’avait pas le beau rôle. Anti-héros s’il en était. Et pourtant, il avait réussi à en parler, avec une force..ou un détachement..qui n’était pas non plus très sain. Comment avait-il seulement réussi à vivre après ces évenements, il ne le savait pas. Alors, les raconter…

Lorsque Tobias l’enserra dans ses bras, il se raidit, n’osant y croire,  avant de répondre à cette étreinte avec force. Comme si son ami était son ancre, et dans un sens il l’était. Il s’y accrochait comme s’il n’y avait plus rien au monde qui importait. C’était réel. La preuve que oui, Tobias était bien venu jusqu’à Pallatine ; pour lui. Pour le revoir, pour le retrouver. L’émotion étreignant sa cage thoracique, il se sentit sur le point de pleurer alors qu’il laissait reposer sa tête si lourde sur l’épaule du blond, ses bras l’enserrant comme s’il allait le perdre à n’importe quel moment. Il avait peur, maintenant. Maintenant qu’il l’avait retrouvé, s’il le perdait..

S’il le perdait…encore une fois… pourrait-il réellement le supporter ?

“Je ne te demande pas de me pardonner, parce que ce que je t’ai fait est impardonnable” murmura-t-il. “ Je ne peux espérer le pardon de personne. A commencer par le mien.” Toujours il se haïrait pour ce qu’il avait fait. “Je m’y résigne.” Vivre seul et honni par tous, il le faisait déjà au quotidien. “Je comprendrais même très bien si tu ne souhaitais pas qu’on t’associe à moi, ici.” Comment lui dire, subtilement, que s’il le désirait, il pouvait le renier.

Il recula d’un pas sous la question. Il aurait du s’en douter. Tobias le connaissait trop bien, hélas...

“...En effet. J’ai..rejoint la diaspora de ceux qu’on appelle les opportunistes. J’aimais..leur idée d’assistance mutuelle en cas de difficulté, tout en admettant que chaque membre reste un peu indépendant.” Et il y avait eu ce soupçon d’orgueil lorsqu’un opportuniste était venu lui proposer de les rejoindre, aussi.. mais ceci, pouvait-il vraiment le révéler ? Ce soupçon d’orgueil naïf, sans savoir dans quoi il mettait les pieds ? Juste parce qu’on l’avait approché, parce qu’on le voulait lui -alors que ce n’était qu’au fond, une distinction..comme celle d’être autorisé ? Ppuvait-il encore ajouter après cela qu’il avait rejoint le BIR, qui lui aussi pratiquait une forme de sélection ? Non. Parce que tout cela n’était que pure hypocrisie après ce qu’il avait raconté. Quelle cohérence y avait-il entre ce qu’il avait narré, avoué, et ce qu’il avait fait par la suite ? Aucune.

Et à peine eut-il prononcé ces mots qu’il sentit qu’il s’était perdu. Que ce n’était pas ceux que Tobias aurait voulu entendre. Qu’il aurait voulu sans doute entendre “ Je suis indépendant”. Il le savait. L’appartement était toujours aussi confortable -dans le genre un peu froid-, le vin toujours aussi délicieux, le tissu de ses vêtements toujours aussi agréable, mais tout cela maintenant lui semblait stupide et ridicule. Hors de propos et déplacé. Abject et ignoble. Parce qu’à force de remuer le passé, il se voyait comme Tobias devait le voir. Il se voyait avec les yeux de l’ Autrichien des années 30 qu’il avait été. L’artiste voyait un immonde nouveau riche. Le jeune homme voyait un vieux con en devenir.

Et il se méprisa encore davantage, le regard obstinément baissé sur le sol. Le sol d’un appartement… tout aussi méprisable que lui.
Jeu 13 Oct 2016 - 18:48
Tobias accueillit l'ultime aveu sans un mot, laissant son regard détailler l'appartement. Un havre cossu tout en modernité et richesse fleurant bon le raffinement jusque dans l'alcool servi qui n'avait rien à voir avec une piquette populaire. Cet appartement était à des années-lumières de celui que Tobias occupait, et qui tenait plus de l'atelier. Tendant le bras l'Autrichien désigna le décor.

« Et tu te sens heureux là-dedans ? »

Tobias avait juste envie d'entendre Wilhelm réfuter, tentant de retrouver en cet homme froid et nouveau celui qu'il avait connu dans les rues de Vienne. Il voulait déterrer le jeune homme ambitieux voulant refaire le monde, des idées plein la tête.

« Et tu fais quoi chez eux ? Je ne te vois pas profiter des largesses d'un groupuscule en restant les bras croisés. Tu mérites mieux que ça, Will. Oh j'avoue un toit, une maison bien chauffée et douillette c'est agréable. Tout comme pouvoir manger dans des restaurants de luxe. Mais ton âme tu l'as vendu à ces Opportunistes ? »

Tobias était de ceux préférant traîner dans la fange, vivre en étant un gagne-petit tant qu'il conservait son libre-arbitre et la possibilité de penser par lui-même.

« Tu dois les quitter. Sincèrement qu'est-ce que ça t'apportera de rester avec eux ? À moins que tu n'aies les poings aussi liés qu'à l'époque où tu devais courber l'échine sous le régime nazi. »

Tobias avait fini par se rapprocher de Wilhelm. Sa main se posa sur l'épaule du brun.

« Je suis là désormais. »

Je peux te sortir de là. Suis-moi. Fais-moi confiance.
Dim 30 Oct 2016 - 11:39
Wilhelm se sentait mal. Le coeur qui se serrait d’une façon inhabituelle. L’air qui semblait soudain lui manquer. L’atmosphère de l’appartement qui paraissait irrespirable, étouffante. Il...il aurait voulu fuir. Fuir Tobias, Tobias et ses questions. Ses questions qui le faisaient tout remettre en cause. Ses choix. Sa vie actuelle. Mais pour aller où ? Son autre domicile ? Encore pire. La taille de la demeure, son architecture, le jardin, les vergers,  les dépendances, tout cela était..ignoble, et le rendait malade, et sa main droite vint couvrir sa bouche comme s’il allait vomir. Il ne pouvait..simplement plus supporter tout ce qui l’entourait.

“..Je l’avais presque été. Ou peut-être que j'ai cru l'être.”

Presque, presque. Toujours ce presque qui avait caractérisé sa vie depuis son arrivée à Pallatine. Il avait tout eu : une situation confortable, un appartement agréable, un métier qui lui laissait la possibilité de se consacrer à l’écriture selon ses envies, une résidence à la campagne fort luxueuse, l’opéra, le théâtre, quelques connaissances agréables. Tout..sauf ce qui comptait vraiment. De vraies liens, parce qu’il était devenu si arrogant, si froid, que personne ne voulait l’approcher. Ou parce qu’il ne voulait pas être approché, déçu par ceux qu’il avait crus être ses amis, auparavant ? Ou parce que personne..personne, ne pourrait être ce que Tobias avait été pour lui, et que cela, il l’avait su d’avance ?

“Je..je ne sais plus..”

Il ne savait plus quoi répondre. “Propriétaire terrien” n’était pas une bonne réponse : c’était une réponse de sale bourgeois. Il ne pouvait pas le dire. Ne devait pas le dire. Les mots ne voulaient simplement pas sortir ; parce que la honte, toujours, était là. Parce qu’il n’aurait rien pu répondre à ce que Tobias disait : parce qu’il avait raison. Il était, véritablement et définitivement, Faust. En pleine damnation. Y avait-il une chance, rien qu’une, qu’il puisse renverser la donne ?  Qu’il puisse repartir de zéro, convenablement ?

Et la main de Tobias sur son épaule était presque trop. Il l’attrapa, brièvement, comme pour se convaincre de la véracité de ce contact - il ne rêvait pas, non, c’était réel et Tobias était là pour lui-, avant de serrer le blond contre lui.Encore une fois. Il en avait besoin. Terriblement besoin. Il se sentait faible, tellement faible ; sur le point de craquer peut-être.

“J’ai tellement honte” , ne put-il que souffler, la voix étouffée alors qu’il fourrait à nouveau son nez dans l’épaule de son ami. Sa prise se resserra malgré lui sur les vêtements de Tobias. “Tu vois bien que je ne fais que des erreurs lorsque tu n’es pas avec moi.”  Il eut un rire triste.

Ne m’abandonne pas, aurait-il voulu lui dire. Ne me laisse plus seul, jamais.
Jeu 3 Nov 2016 - 20:32
« Il était donc temps que je revienne. » souffla Tobias en enlaçant Wilhelm entre ses bras, le berçant presque comme s'il tenait un enfant. Au sein de l'intimité de cet appartement luxueux, Tobias grattait le vernis recouvrant son ami, le dévoilant peu à peu, morceau par morceau. Sa main posée entre les omoplates du brun, l'Autrichien l'écarta de lui avec un sourire. Il ne le rejetterait pas. Trop de liens les liait l'un à l'autre jusqu'à les étouffer mutuellement. Toujours un souvenir de Wilhelm vivrait en Tobias qu'il le veuille ou non, qu'il soit noir, blanc ou gris.

« Et si je restais pour cette nuit ? »

Il s'expliquerait avec son colocataire à son retour, dirait qu'il avait retrouvé un ami de longue date et passé du temps avec lui sans en entrer dans les détails. Les détails ne regardaient que lui et Wilhelm, et personne d'autre.

« Nous avons des années à rattraper, des choses à nous dire. Oh rassure-moi tu as de quoi écrire au moins ? Si tu as jeté le moindre carnet, j'immole cet antre du Démon. »

Blague mi-amère mi-amusée. Tobias fit le tour de la pièce, jaugeant ce qu'il voyait, ne cachant pas le plissement de ses lèvres alors qu'il décelait la richesse des objets entreposés là. Des objets qui devaient valoir l'équivalent, à eux seuls, de l'appartement qu'il occupait actuellement. Retirant sa veste encore humide, l'homme remonta les bras de sa chemise, dévoilant le creux de ses coudes.

« Que veux-tu faire Wilhelm ? Tu sais que, pour toi, je soulèverais le monde et détrônerais les tyrans. »
Dim 6 Nov 2016 - 16:45
Il se sentait bien, dans les bras de son ami. Il s'y sentait en sécurité ; autorisé, même, à apparaître comme faible . A se laisser aller. Il n'avait plus besoin de prétendre, de faire semblant d'être fort, d'être assuré, d'être froid. Non. Parce que Tobias était son meilleur ami, parce qu'il le connaissait depuis si longtemps, parce que Wilhelm savait qu'il ne le jugerait pas s'il se montrait d'un coup un peu émotif. Parce qu'il l'avait toujours été, émotif, lui qui pleurait parfois à l'opéra, ou devant une œuvre qu'il jugeait admirable. Mais arrivé à Pallatine, il s'était refermé comme une huître. Il était devenu froid, un peu prétentieux, détestable : un sale type, qui n'avait plus beaucoup de rapport avec le Wilhelm originel, un peu introverti voire timide, mais sincère, et heureux.  Et à présent, maintenant que la personne qui l'avait changé pour le mieux était de retour auprès de lui, il ne pouvait plus prétendre, parce que Tobias et sa bonté n'incitaient qu'à l'authenticité.  Parce que Wilhelm savait que ce masque qu'il s'était composé à Pallatine ne plaisait, mais alors, pas du tout à son ami. Peut-être des deux. Mais tout ce qu'il savait, c'était que le Wilhelm de ses jeunes années commençait à reprendre le dessus.

« Oui. Reste. S'il te plaît. »

Après l'avoir perdu pendant si longtemps, il ne voulait pas que son ami s'en aille aussi tôt. Ces retrouvailles auraient un goût d'inachevé, si Tobias partait maintenant. Comme il le disait, il y avait encore tant de choses qu'ils ne s'étaient dites. Des petites joies et des grandes peines, des découvertes et des mauvaises surprises. Des réussites et des échecs. Des rencontres agréables ou non. Des états d'âme. Des détails ou des choses importantes. Quatre années dont trois à Pallatine pour Wilhelm, sept années et quelques mois à Pallatine pour Tobias. Tant de décalage. Tant de journées à relater. A rattraper.

Il eut un rire à la question de son ami. Un rire innocent, plein de complicité, qui le faisait paraître tellement plus jeune.

«Certaines choses n'ont pas changé :  j'ai toujours de quoi écrire. » Tobias comme Wilhelm, ils n'avaient guère été différents à une époque: toujours un carnet et un stylo dans leurs poches, même si leur utilisation était différente : le dessin pour l'un, l'écriture pour l'autre. Au cas où. L'inspiration pouvait frapper n'importe quand. « Et je n'ai pas jeté grand-chose non plus, à part des pages ratées de machine à écrire. Même si ce n'est pas toujours très bon» Et il grimaça. La qualité de son écriture avait toujours cette fâcheuse tendance à fluctuer selon son humeur. En ce moment, par exemple, elle n'était pas franchement terrible, pleine d'une négativité et d'un pessimisme déprimant. La preuve qu'il manquait quelque chose de positif à sa vie : le retour de Tobias par exemple ? Il aurait voulu le croire.

« Allons plutôt dans mon bureau, cela sera plus agréable. »


Il voulait fuir ce salon trop grand, trop propre, trop impersonnel, qui faisait tant nouveau riche. Le bureau, en revanche...Il n'était pas très grand, une douzaine de mètres carrés tout au plus, mais c'était encore là que Wilhelm se plaisait le mieux.  Il n'y avait pas tant de meubles : un bureau,  une chaise, une bibliothèque où il rangeait ses œuvres, publiées ou non et certains livres qu'il aimait par-dessus tout – et il eut une pensée émue pour son exemplaire du Loup des Steppes-, et un divan. Le tout était de l'époque de Wilhelm, de leur époque même, dans l'espoir de recréer un peu la chambre  de Vienne où il avait tant écrit ; jusqu'à la machine à écrire qui trônait fièrement sur le bureau, accompagnée par des plumes et un encrier. Et un gros tas de feuilles : son roman dernier-né, encore en cours. Une pièce confortable, avec une âme, une odeur de vieux papier et d'encre, pleine de nostalgie. Rien d'étonnant alors qu'il préférât dormir sur le divan plutôt que dans sa chambre trop froide et trop impersonnelle.

Il finit par s’asseoir sur le-dit divan, et faisant signe à son ami de l'imiter, il déclara :

« Parle-moi des Etats-Unis. Parle-moi de Pallatine. Raconte-moi ce qu'il s'est passé depuis que tu as quitté Vienne en 1938. Parle-moi de tout ce que tu veux. Je veux tout savoir. »

Oui, parle-moi de  tout ça, parle-moi de la pluie et du beau temps si tu veux ; mais parle-moi. Parle-moi, comme ça tu ne partiras pas tout de suite..
Ven 11 Nov 2016 - 22:49
« Tout ? » Tobias eut un rire alors qu'il s'affaissait au sein du divan qui avait du connaître de meilleurs jours. « Une nuit ne suffira pas je crois. »

Mais il allait essayer, tenter de narrer ce qu'il avait vécu tandis que Wilhelm se trouvait en un ailleurs que l'Autrichien ne pouvait pas atteindre. Ses mains frappant l'air autour de lui, l'Autrichien narra sa vie sur le sol américain. La sensation de liberté qui l'avait empoigné alors qu'il pouvait folâtrer au sein des rues sans avoir à cacher son carnet de croquis, sans avoir à dissimuler ce qu'il était, sa nature profonde. Il avait déniché d'autres artistes, des êtres déracinés qui avaient fui leurs terres pour ne pas être fauchés comme les blés. Les poches vides mais le cœur empli de poésie, ils avaient souhaité, comme les colons de l'ancien temps, trouver en l'Amérique une terre bénie. Tobias relata même les anecdotes, ces petits riens auxquels on ne prêtait guère attention – comme la saveur des boissons américaines, le charme de leurs bars si différents des cafés européens.

Puis le retour au pays, brutal, sans concession, difficile à avaler. Il faut du courage pour quitter son foyer, il en faut tout autant pour revenir sur ces terres saignées à blanc. 1946, l'année du retour, l'année où, doucement, Tobias sentait s'enfoncer dans la morosité. Les gens ne riaient plus, cachaient leurs maigres sourires comme si c'était un crime d'être encore en vie et de voir de la beauté au sein d'un pays ravagé par la guerre.

« Ce n'était plus l'Autriche, Will. C'était le Purgatoire. Les survivants se sentaient tous coupables d'être encore là. Tout n'avait plus que la saveur de la cendre. »

Il lui raconta alors la venue de cette femme, énigmatique Sphinx qui lui avait soufflé où lui trouver. Et lui, âme infortunée avait laissé cette envoyée de l'Institut l'amener à Pallatine.

« J'ai du passer les tests à l'Institut. Comme tout le monde ici. »  Tobias eut un haussement d'épaules. « Mais je ne regrette rien. Après tout elle ne m'a pas menti. Même si j'ai remis souvent sa parole en doute. »

Son récit terminé Tobias se releva. Ses doigts glissèrent sur les touches de la machine à écrire, la caressant presque avec amour.

« Ça fait du bien d'en voir une. Je ne supporte pas ces... ordinateurs qui emplissent cette ville. Objets sans âme et si froids... Et dont je ne comprends absolument pas le fonctionnement. Écrire une lettre est beaucoup plus simple que de... taper sur un clavier. »

La langue de Tobias butait sur les mots à utiliser, novice en cet univers dont la technologie le dépasserait jamais, tel un voyageur du passé sombrant au sein d'un futur dont il n'aurait jamais pu percevoir les limites.
Lun 28 Nov 2016 - 21:20
« J’ai tout mon temps » , répliqua-t-il doucement. Toujours ; toujours, il ferait du temps pour Tobias, maintenant qu’il l’avait retrouvé. Il avait oublié sa fatigue à la sortie du théâtre ; il oubliait à présent l’heure,  et qu’il aurait probablement du mal à se lever le lendemain matin. Il dormait mal de toute façon, alors quelle différence cela aurait-il fait ? Aucune.  Ecouter son ami était ô combien plus intéressant que se tourner et se retourner dans ce lit trop moderne et froid, cherchant un sommeil qui ne viendrait pas. Il voyageait, découvrant l’Amérique en même temps que le Tobias du récit, se laissant bercer par la voix de son ami. Les rues animées, les immeubles si grands,  les bars, ces lieux fantasmagoriques où tout pouvait arriver. Il pouvait tout se représenter sans le moindre souci, tant l’évocation que Tobias faisait était vivante. Il était heureux d’un certain côté : il avait craint, en effet, que son ami n’ait été rejeté parce qu’il était autrichien, car  dieu savait le sentiment anti-germanique qui avait dû régner à cette époque. Mais s’il n’avait pas été seul ; tant mieux.  

Le Viennois ressentait pourtant comme une pointe de regret. Oui..il aurait définitivement du suivre Tobias en Amérique ; c’aurait été comme un de ces voyages improvisés qu’ils faisaient tant auparavant, mais plus long.  Les deux amis auraient été heureux, parce que tous les deux,  plutôt que plein de regret pour l’un, et du ressentiment pour l’autre, séparés par une dimension entière. Quitte à être déçus, ensemble, au retour en Autriche…Parce que le tableau qu’en faisait Tobias était tout simplement abominable, et Wilhelm sentit une douleur confuse s’emparer de son cœur et crisper ses traits. L’Autriche, l’ancienne glorieuse Autriche, était-elle vraiment devenue cet Enfer morne ? Tobias n’avait eu beau ne mentionner que quelques mots, le brun savait saisir les non-dits et les sous-entendus, lui qui jouait tant avec les mots. Il le voyait, ce pays ravagé par la guerre, brisé. Le pays à l’image des habitants, soldats ou non.. Tant de questions, si complexes, tournoyaient dans son esprit : devait-il penser qu’il s’agissait d’une sanction divine, pour avoir accepté la venue des nazis ? Non, c’aurait été injuste, car il savait bien que tous les Autrichiens ne l’avaient pas approuvé : et blâmer un peuple entier pour imbécillité de certains de ses membres eût été sans doute excessif.

Mais déjà Tobias embrayait sur autre chose, l’évocation d’une femme qui l’aurait menée jusqu’ici, et que Wilhelm remercia muettement ; car c’était grâce à elle qu’il avait retrouvé son ami, celui qui réveillait la meilleure partie de son être. Celui qui pourrait le ramener du bon côté de la barrière. Son guide, son ancre, sa conscience. Tout. Et il ne put que sourire doucement à son ami, à présent debout et qui observait sa machine à écrire ; sa fierté. Son caprice d’homme de la première moitié du vingtième siècle.

« Et beaucoup plus élégant, aussi. »  Ah, l’écriture cursive qu’on lui avait inculquée dans sa jeunesse était  autrement  plus agréable à lire que ces fichus caractères sur cet écran maudit. « Tu vas trouver peut-être ça stupide, mais j’ai toujours peur que ce damné ordinateur m’explose à la figure quand je l’allume. »  Le bruit du ventilateur, les voyants lumineux qui clignotaient sans raison valable, cet espèce de vrombissement au démarrage..Cétait terrifiant. « Au moins, avec la machine à écrire, je n’ai pas ce genre de problèmes. Elle au moins ne m’a pas fait faux-bonds pour l’instant. Et surtout, elle est autrement plus esthétique. »  Il avait essayé, pourtant, d’écrire ses romans sur l’ordinateur pour économiser du papier, mais il n’avait pas pu, complètement bloqué.  L’inspiration était morte entre le côté glacé des touches, les symboles qu’il ne comprenait même pas et ces bruits d’ordinateur. « Je crains que nous ne soyons des fossiles, Tobias. Des reliques d’un autre temps. Comme cette machine à écrire. »

Wilhelm rit à nouveau, un peu défaitiste, avant de tourner la tête vers son ami et de parler d’une voix un peu hésitante.

« Je sais que c’est peut-être un peu prématuré comme nous venons juste de nous retrouver, mais…Je me demandais si tu accepterais que nous travaillions ensemble. Comme auparavant. »  Le temps béni où Tobias illustrait ses romans, ses recueils de poésie ; où ils avaient le monde à leur portée .  Il fit ensuite un geste vers la bibliothèque. «Toutes mes œuvres sont là, si tu veux y jeter un œil. »  Avant de reprendre, toujours autant en proie au doute . «  Je comprendrais si tu disais non, cependant. Et je ne te demande pas non plus de répondre immédiatement.»

Il fixait maintenant Tobias d’un regard plein d’espoir. Un peu suppliant.
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