Lun 29 Aoû 2016 - 11:58
La salle se perdit en applaudissements alors que la lumière progressivement se rallumait. Comme une vague qui inlassablement venait se perdre sur le rivage, chaque fois que l’on pouvait croire que l’ovation se terminait, elle se retrouvait prise d’un nouvel élan et repartait de plus belle. Wilhelm n’était pas en reste, applaudissant avec enthousiasme malgré sa fatigue et l’heure tardive. Ou plutôt, oubliées la fatigue et l’heure ; il était encore pris dans la magie de la scène, encore loin du monde réel ; à mi-chemin entre les deux. Sur son visage, un sourire que l’on aurait pu qualifier de béat. Ce Faust avait été magistral : le jeu d’acteur parfaits, une bonne mise en scène, une bonne ambiance, les personnages révélés dans toutes leurs forces et leurs faiblesses, plein de nuances. Et pourtant, il était particulièrement pinailleur sur le sujet, comme souvent lorsqu’il allait voir une pièce qu’il connaissait déjà. A fortiori Faust, qu’il avait vu pour la première fois lorsqu’il n’avait qu’une dizaine d’années, emmené par son père qui entendait forger son goût littéraire. Son seul regret était que la pièce n’ait pas été jouée dans sa langue originale. Non pas que la traduction ait été mauvaise, loin de là, mais pouvoir entendre un texte dans sa langue d’origine apportait toujours quelque chose. Peut-être manquait-on, à Pallatine, d’acteurs maîtrisant suffisamment la langue germanique pour se lancer dans cet exercice périlleux ; ou par commodité pour le spectateur ; mais c’était bien dommage d’un certain côté. La traduction faisait toujours perdre des nuances au texte - quand elle ne s’en éloignait pas complètement, ce qu’il avait vu bien des fois. Mais ces considérations restaient secondaires. Il était satisfait, presque heureux et détendu. Et comme souvent, ce ne fut que lorsque la salle fut presque vide qu’il se leva, encore passablement remué. Une bonne interprétation avait toujours cet effet-là sur lui après tout. Était-il trop sensible ? Peut-être, au fond.
Il songeait à Faust, à quel point ce personnage était à la fois puissant et misérable, fort et faible. Il avait vendu son âme au diable après tout, blasé de tout, en ayant l’impression d’avoir fait le tour des choses. Tout ça pour que ses désirs soient tous réalisés. Avait-il fait le bon choix ? L’Autrichien ne le savait guère et ne pouvait donc guère le juger...Lui qui avait, peut-être, fait la même chose en venant à Pallatine, espérant y trouver une vie meilleure que la Vienne de 1939, polluée et violente. Pendant un temps, il avait été satisfait ; mais maintenant, il déchantait. Polluée et violente, Pallatine l’était tout autant que Vienne...dans un autre sens. Il n’y avait pas de nazis pour y faire la loi ; mais on y trouvait des fripouilles, ces gangsters et ces yakuzas animés par cette pulsion de mort. Retour à la case départ, pourrait-on dire. « Habe nun, ach! Philosophie, Juristerei and Medizin, und leider auch Theologie durchaus studiert, mit heißem Bemühn. Da steh' ich nun, ich armer Tor, und bin so klug als wie zuvor ! » récita-t-il à mi-voix sans pouvoir s’en empêcher. Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !… je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Fort heureusement, le brouhaha du couloir et de l’entrée dissimula son monologue. Il aurait pu le réciter entièrement ; il le connaissait par cœur, mais il y restait sensible. Comme Faust, il avait cette impression écœurée d’avoir tout vécu, tout appris. Mais y avait-il encore autre chose qu’un Méphistophélès puisse lui apporter ? Allez savoir.
Cependant, s’étant fait appeler par un homme qu’il reconnaissait comme faisant partie des grosses fortunes opportunistes, c’est à moitié contraint qu’il alla le voir. Il n’était pas seul ; accompagné d’autres personnes de sa diaspora. Mais la platitude des échanges qui suivirent le consternèrent ; passant de la pièce à des considérations bassement matérielles comme les prochaines affaires qu’ils pensaient conclure. Richesse et intelligence n’allaient pas toujours de pair hélas, et il le constatait une fois de plus. Il se rappelait d’autres temps, d’autres lieux, d’autres personnes plus jeunes et moins riches qui avaient bien plus de conversations que cela après avoir assisté à une telle représentation. La nostalgie le frappait, fort ; il en avait presque mal au cœur ; et il prit congé, prétextant une longue journée. La magie de la pièce avait bien disparu, oui. Du paradis, il passait sans transition à un purgatoire atroce.
Et dans la foule qui se pressait vers les portes, il crut voir passer une chevelure blond clair, qu’il lui semblait reconnaître. Voilà que maintenant, il se mettait à voir des fantômes. Son cas ne s’arrangeait pas...
Il songeait à Faust, à quel point ce personnage était à la fois puissant et misérable, fort et faible. Il avait vendu son âme au diable après tout, blasé de tout, en ayant l’impression d’avoir fait le tour des choses. Tout ça pour que ses désirs soient tous réalisés. Avait-il fait le bon choix ? L’Autrichien ne le savait guère et ne pouvait donc guère le juger...Lui qui avait, peut-être, fait la même chose en venant à Pallatine, espérant y trouver une vie meilleure que la Vienne de 1939, polluée et violente. Pendant un temps, il avait été satisfait ; mais maintenant, il déchantait. Polluée et violente, Pallatine l’était tout autant que Vienne...dans un autre sens. Il n’y avait pas de nazis pour y faire la loi ; mais on y trouvait des fripouilles, ces gangsters et ces yakuzas animés par cette pulsion de mort. Retour à la case départ, pourrait-on dire. « Habe nun, ach! Philosophie, Juristerei and Medizin, und leider auch Theologie durchaus studiert, mit heißem Bemühn. Da steh' ich nun, ich armer Tor, und bin so klug als wie zuvor ! » récita-t-il à mi-voix sans pouvoir s’en empêcher. Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !… je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Fort heureusement, le brouhaha du couloir et de l’entrée dissimula son monologue. Il aurait pu le réciter entièrement ; il le connaissait par cœur, mais il y restait sensible. Comme Faust, il avait cette impression écœurée d’avoir tout vécu, tout appris. Mais y avait-il encore autre chose qu’un Méphistophélès puisse lui apporter ? Allez savoir.
Cependant, s’étant fait appeler par un homme qu’il reconnaissait comme faisant partie des grosses fortunes opportunistes, c’est à moitié contraint qu’il alla le voir. Il n’était pas seul ; accompagné d’autres personnes de sa diaspora. Mais la platitude des échanges qui suivirent le consternèrent ; passant de la pièce à des considérations bassement matérielles comme les prochaines affaires qu’ils pensaient conclure. Richesse et intelligence n’allaient pas toujours de pair hélas, et il le constatait une fois de plus. Il se rappelait d’autres temps, d’autres lieux, d’autres personnes plus jeunes et moins riches qui avaient bien plus de conversations que cela après avoir assisté à une telle représentation. La nostalgie le frappait, fort ; il en avait presque mal au cœur ; et il prit congé, prétextant une longue journée. La magie de la pièce avait bien disparu, oui. Du paradis, il passait sans transition à un purgatoire atroce.
Et dans la foule qui se pressait vers les portes, il crut voir passer une chevelure blond clair, qu’il lui semblait reconnaître. Voilà que maintenant, il se mettait à voir des fantômes. Son cas ne s’arrangeait pas...